Resumen

Cet article aborde la question du handicap dans le contexte de la Terre Autochtone Xakriabá (TIX), située dans le nord de l’État du Minas Gerais (Brésil). Cet article propose une réflexion concernant la manière dont les pratiques de circulation des connaissances présentes dans ce peuple peuvent être interprétées du point de vue de la performance, comme le propose la théorie de l’acteur-réseau (TAR). À cette fin, nous présentons des données générales sur la population autochtone brésilienne et, plus particulièrement, sur le peuple Xakriabá. Ensuite, l’accent est mis sur la recherche académique qui aborde la question des corps handicapés au sein des peuples autochtones du Brésil, ainsi que sur les éléments liés à l’éducation scolaire indigène dans le contexte de la TIX. Les apports théoriques de la TAR nous ont permis de construire l’approche méthodologique de ce travail, tout comme de procéder à l’analyse d’un atelier de formation d’enseignants, où la participation d’un jeune Xakriabá, diagnostiqué comme ayant une déficience intellectuelle, a inversé les positions de guide et de guidé, marquant l’émergence d’un corps performé. La TAR nous a également permis de repérer la présence de catégories spontanées, qui témoignent des perceptions spécifiques des autochtones à l’égard des corps avec et sans handicap.

Plan

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22 décembre 2023

Introduction

Les dénominations qui ont accompagné le débat sur le handicap au fil des siècles ont créé des catégories scientifiques, des diagnostics, des processus d’institutionnalisation, des formes de socialisation et des méthodologies d’enseignement qui ont façonné les points de vue et les pratiques concernant les personnes présentant des différences corporelles, sensorielles et cognitives. Ces appellations, souvent naturalisées et intégrées dans les relations sociales, cachent des histoires et des processus complexes liés à des idéaux sociaux, des positions de pouvoir et des hiérarchies communément peu problématisés.

Considérant ces aspects, cet article1 aborde la question du handicap dans le contexte du peuple autochtone Xakriabá (Minas Gerais) et vise à discuter la manière dont les corps sont constitués avec et sans handicap à partir des pratiques de circulation des savoirs présentes dans ce peuple. Nous évoquerons aussi la notion de performance, telle que proposée par la théorie de l’acteur-réseau (Latour, 2012). Dans des contextes où les dénominations du handicap sont moins établies et cristallisées, interroger la manière dont les peuples autochtones gèrent les différences corporelles, cognitives et sociales peut être un moyen puissant de comprendre la pertinence de la notion de handicap dans des cosmovisions non hégémoniques. Ce cheminement permet également de questionner, d’une part, la naturalisation des positions sociales accordées aux personnes handicapées dans les sociétés occidentales et, d’autre part, la reproduction de ces visions par rapport aux peuples autochtones.

Pour formuler ces articulations, le texte commence par une brève présentation des données relatives aux peuples autochtones du Brésil et, plus spécifiquement, au peuple autochtone Xakriabá, suivi d’une réflexion sur des études académiques qui problématisent la question des corps handicapés et non handicapés dans les peuples autochtones du Brésil, ainsi que des concepts de la théorie de l’acteur-réseau (TAR), qui ont servi de base à l’observation participante, qui s’est déroulée dans le territoire autochtones Xakriabá entre 2017 et 2019.

Dans la beauté et la chaleur du nord du Minas Gerais : une brève présentation du peuple Xakriabá

Selon les données du recensement de 2010 réalisé par l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistiques (IBGE), 896 000 personnes se sont déclarées autochtones cette année-là, dont 36,2 % vivaient dans des zones urbaines et 63,8 % dans des zones rurales. En 2010, ce nombre de personnes était réparti entre 305 groupes ethniques et le pays comptait 274 langues autochtones différentes, ce qui montre qu’il est impossible de penser à une culture autochtones unique au Brésil. Si l’on compare avec les siècles passés, on constate que ce nombre a fortement diminué depuis l’arrivée des Portugais en 1500. En ce sens, Freire (2004) reprend les travaux réalisés par le linguiste tchèque Cestmir Loukotka en 1968, qui faisait état de l’existence de plus de 1 300 langues parlées autour du xviᵉ siècle, ce qui indique qu’au fil du temps, cette complexité linguistique très riche s’est perdue.

Il importe de souligner la constitution des cosmologies autochtones, peuplées par des entités humaines et non humaines, ce qui donne naissance à divers êtres hybrides, prouvant la conception d’inséparabilité de l’humain-nature-culture de ces peuples. Viveiros de Castro (2004) définit cette multiplicité comme un multinaturalisme, c’est-à-dire une culture et des natures multiples, des ontologies variables, dans lesquelles « la conception amérindienne supposerait une unité d’esprit et une diversité des corps. La culture ou le sujet serait ici la forme de l’universel, la nature ou l’objet étant la forme du particulier » (p. 226) 2.

Du point de vue géographique, la région du Sud-Est, où s’est déroulée notre recherche, est considérée comme la quatrième région en termes de la quantité d’habitants autochtones. Minas Gerais est le deuxième État de la région avec le plus grand nombre de résidents autochtones. Ils sont répartis en dix-huit groupes ethniques selon le Centre de documentation Eloy Ferreira da Silva (CEDEFES, 2020) : Maxakali, Xakriabá, Krenak, Aranã, Mukuriñ, Pataxó, Pataxó hã-hã-hãe, Catu-Awá-Arachás, Kaxixó, Puris, Xukuru-Kariri, Tuxá, Kiriri, Canoeiros, Kamakã, Karajá, Guarani et Pankararu3. Les Xakriabá, également connus comme les anciens habitants de la vallée du São Francisco (Correa, 2018), sont considérés le plus grand groupe autochtone de l’État du Minas Gerais. Les données montrent que 67,7 % de la population de la municipalité de São João das Missões, la ville où vivent la plupart des Xakriabá, s’est déclarée autochtone lors du recensement, soit 7 936 personnes au total à l’époque (IBGE, 2010). Cependant, ces chiffres diffèrent d’autres, avec une fourchette allant de 9 196 personnes (FUNASA/ISA, 2022)4 à 11 000 autochtones (Correa, 2018). La Terre Autochtone Xakriabá (TIX) est donc située au nord de l’État du Minas Gerais, sur la rive gauche du fleuve São Francisco, dans la municipalité de São João das Missões, à la limite des municipalités d’Itacarambi, de Cônego Marinho et de Miravânia. Cette dernière ne correspond cependant pas au territoire originel de ce peuple.

Sur les terres de Xakriabá, la végétation prédominante est le cerrado (savane) et les saisons des pluies et de la sécheresse sont bien définies, avec des périodes de sécheresse ou d’aridité plus longues que celles de la pluie ou d’eau. Ces étapes bien définies permettent de percevoir différentes tonalités de couleurs. Pendant la saison sèche, on peut admirer les différentes nuances de brun sur les chemins de terre, dans une gamme de couleurs qui va du kaki au rougeâtre, en passant par l’orange et le violet.

Le peuple Xakriabá fait partie des peuples qui ont vécu en contact étroit avec la colonisation depuis l’arrivée des Portugais au Brésil, puisqu’il a fait partie de la première route de dissémination des colonisateurs. Ce métissage a été reproduit dans les récits du Français Saint-Hilaire en 1817, comme le souligne Correa (2018). Jusqu’au xviiᵉ siècle, selon Silva (2018), le peuple Xakriabá avait préservé sa culture, c’est-à-dire qu’il n’y avait ni d’interférences ni d’influences de la part des allochtones. Cette réalité a changé à la fin du même siècle avec l’arrivée du bandeirante de São Paulo Matias Cardoso de Almeida, qui a décimé une partie des Xakriabá et réduit en esclavage les survivants, les utilisant comme main-d’œuvre pour construire des routes et des églises. En conséquence, ces derniers ont été contraints d’abandonner leurs pratiques rituelles et leurs coutumes, ce qui a eu un impact négatif sur l’utilisation de leur langue maternelle et leurs pratiques religieuses. Aujourd’hui, les Xakriabá communiquent quotidiennement en portugais, avec quelques mots en akwén-Xakriabá.

Après cette brève mise en contexte, nous nous concentrerons sur les recherches menées au Brésil sur la question du handicap et des peuples autochtones, ce qui nous permettra de nous rapprocher des cosmovisions non hégémoniques qui montrent d’autres perceptions sur les différences corporelles, de leurs situations d’urgence et de leur portée communautaire. Ce faisant, nous pouvons constater que la notion de handicap se transforme également, s’étendant à d’autres visions du monde et à d’autres formes d’interaction.

Aperçu des résultats de la recherche universitaire sur le handicap et les peuples autochtones au Brésil

Chaque peuple autochtone a ses propres spécificités en termes d’association corps-handicap. En effet, il n’y a pas de standardisation, comme l’indiquent les études sur le sujet auxquelles nous nous intéresserons dans cette partie.

À partir d’une enquête bibliographique réalisée dans des bases de données telles que le Portal de Periódicos, la Bibliothèque Numérique des Thèses et Mémoires de la Capes et la Bibliothèque Numérique de la Faculté d’Éducation de l’Université Fédérale de Minas Gerais (UFMG), en utilisant des expressions comme « autochtones handicapés », « autochtones sourds », « sourds autochtones », « soins éducatifs spécialisés », « éducation scolaire autochtone », « interprète autochtone en langue des signes » comme descripteurs, nous avons trouvé 25 (vingt-cinq) articles académiques de différentes régions brésiliennes concernant ces sujets. Ces travaux ont été publiés entre 2008 et 2022 et couvrent différentes ethnies, ainsi que différents thèmes. Pour réaliser cette enquête, les sources officielles pour les descripteurs n’ont pas été utilisées, car les sources trouvées ne couvrent pas l’objet d’étude que nous visons.

Afin de différencier l’importance des travaux, ceux-ci ont été divisés en deux parties. Dans la première partie, nous avons rassemblé des recherches qui traitent, entre autres, de la relation entre le handicap et l’ascendance, la spiritualité, la marginalisation et l’appartenance. Dans la seconde partie, nous mettons en évidence les recherches qui ont pour contexte l’éducation scolaire autochtone dans le territoire autochtone de Xakriabá.

Coelho (2011) souligne l’association entre le handicap et la spiritualité à partir de la perception du peuple Guarani-Kaiowá. Le concept de handicap, en général, tel qu’analysé dans son travail, est généralement lié à des facteurs tels qu’une mauvaise alimentation ou articulé avec la « [...] croyance que la constitution des individus est déterminée par des entités métaphysiques [...]. » (p. 76). Cela nous amène à penser que le « mode d’origine » de la personne handicapée doit être différent de celui du reste des Guarani-Kaiowá. La différence serait due à des causes spirituelles et punitives.

Dans sa recherche sur les réactions et les sentiments d’une mère guarani-kaiowá à l’égard de son enfant ayant un handicap moteur cérébral (IMC), Soares (2009) explique que les enfants handicapés ont des représentations différentes au sein de ce groupe ethnique. L’auteur souligne que les grands-parents et les parents ont d’abord du mal à accepter le handicap et que l’autorisation des parents d’approcher et de vivre avec l’enfant a permis de surmonter cette difficulté. La représentation du handicap par les membres de la famille fait intervenir, selon elle, des facteurs liés à la grossesse, à la relation de couple et à la structure familiale elle-même. Bien que la recherche de Soares (2009) se soit déroulée à l’Association des Parents et Amis de l’Exceptionnel (APAE) de Dourados (Mato Grosso do Sul), où plusieurs enfants des groupes ethniques Guarani-Kaiowá et Terena sont inscrits, elle souligne que le choix de ne travailler qu’avec une enfant Guarani-Kaiowá ayant un handicap moteur cérébral (IMC) était dû au fait que c’était la seule qui avait « [...] un diagnostic fermé des multiples aspects de son développement » (Soares, 2009, p. 57).

L’étude décrit les sentiments de tristesse et de culpabilité de la mère, qui a déclaré qu’elle prenait la pilule contraceptive au moment de sa grossesse et qu’elle ne savait pas qu’elle était enceinte, pensant que c’était l’un des facteurs qui avait conduit à la naissance de son enfant handicapée. Ces sentiments s’ajoutent au sentiment de normalité dû à des « circonstances de la vie » et à la relation entre le handicap et le surnaturel, présent dans la culture de ce peuple.

La relation entre le handicap et la cosmovision autochtone est rapportée par Araújo (2014) dans son enquête sur le sens donné au terme « spécial » par les Karitana lorsqu’ils décrivent certains de leurs proches. La responsabilité d’engendrer des enfants handicapés incombe à la mère, ce qui cause une grande souffrance à ces femmes. Une autre explication donnée pour justifier la présence du handicap chez les Karitana est liée au contact entre les peuples autochtones et les allochtones. Les Karitana affirment qu’il n’y avait pas de handicap lorsqu’ils vivaient dans les malocas, dans la brousse, et attribuent ce contact à une faiblesse du corps des femmes autochtones. Toutefois, des situations similaires ont été signalées, qui n’étaient pas liées aux contacts avec les personnes non-autochtones.

Un autre aspect mentionné comme cause de la naissance d’enfants considérés « spéciaux » est le fait que la femme n’a pas appris à aimer son mari, puisque l’amour du couple est très important pour ce peuple. Les Karitana observent également les spécificités des corps de leurs proches « spéciaux », les qualifiant, toujours selon les récits d’Araújo (2014), comme « laids, faux et mauvais » (p. 146). De plus, cette perception, ajoutée aux accès de rage des « spéciaux », les fait ressembler aux ogres de la forêt.

En cherchant à analyser les conceptions que les Waiwai et les Yanomami ont sur le handicap, et comment ces conceptions ont un impact sur la vie des personnes handicapées, Machado (2016) explique que ces personnes sont toujours dans une situation de vulnérabilité, en particulier dans les endroits où il y a moins d’interaction avec les non-autochtones, reliant cela non seulement à « des questions culturelles correspondant à la fragilité de la survie des enfants handicapés, mais aussi à des aspects sociaux liés aux groupes socialement exclus » (p. 92). Comme dans les récits précédents, la présence d’un handicap pour les Yanomami peut être liée à des questions surnaturelles, telles que « le mécontentement des dieux à l’égard de leurs parents ou une manifestation maléfique dans la forme d’un enfant » (p. 95). Machado (2016) explique que les Yanomami ne considèrent pas le handicap comme une maladie et qu’ils ne cherchent donc pas à le traiter. En d’autres termes, le handicap n’affecte pas les Yanomami au point qu’ils cherchent à le guérir.

Contrairement à cette perspective, dans le cas des Macuxi et des Wapixana, le fait d’être concerné par le handicap favorise la création d’autres organismes et associations. En ce qui concerne ces deux peuples, Machado (2016) souligne leur recherche d’aide dans la médecine non autochtone, bien que cela ne minimise pas leur angoisse et leur souffrance causées par le fait d’avoir un enfant handicapé. Dans l’un des entretiens menés par l’auteur, il est également décrit que même s’ils reçoivent des soins de base, on n’attend rien de ces enfants.

En ce qui concerne les Yanomami, Machado (2016) souligne que les rapports qu’ils entretiennent avec le handicap se manifestent de différentes manières. Le choix fait par le chaman Tukuyari va à l’encontre des rapports précédents qui associent le handicap à la marginalisation. Face à son fils trisomique, le chaman a manifesté un intérêt pour en faire son successeur. Quant aux Waiwai, l’auteur souligne que, du fait de leur proximité avec les non-autochtones et, par conséquent, de leur conversion au christianisme et de leur appréciation des préceptes chrétiens, leur rapport au handicap a connu des changements majeurs, les amenant à ne pas marginaliser les personnes ayant un handicap et à ne pas considérer l’abandon de ces enfants.

Bien que sa recherche se soit concentrée sur la discussion de l’éducation inclusive dans l’école autochtone Tikuna, Rodrigues (2014) apporte d’importantes contributions concernant la perception du handicap de ce peuple. L’auteur rapporte que tant les Tikuna que les Pankararé estiment que les personnes handicapées sont celles qui, en raison de leur état, dépendent des autres pour survivre. Dans le cas des Tikuna, en particulier, l’auteur a observé des situations dans lesquelles les personnes handicapées étaient considérées comme des « pauvres types » ou des personnes inutiles (Rodrigues, 2014, p. 35), des conceptions qui s’étendaient à l’école. Le point de vue de ce peuple sur le handicap est également lié au fait que les parents ne suivent pas les directives données par les aînés, et leurs enfants sont donc considérés comme une « cause perdue » par les autres membres de la famille (p. 35).

Correia (2013) apporte des contributions à la compréhension de la perception du handicap par le peuple Pankararé. L’auteur signale l’inquiétude des enseignants et des jeunes dirigeants qui ne connaissent pas les pratiques spécifiques susceptibles de contribuer à la pleine participation des peuples autochtones à la circulation de la culture, y compris aux processus de récupération des terres. La participation aux pratiques quotidiennes et leur utilisation procurent aux autochtones Pankararé handicapés un sentiment d’appartenance, qui renforce l’existence de pratiques de cohabitation entre personnes handicapées et non handicapées.

La convergence de cette étude avec les résultats des recherches précédentes se fait notamment à travers le point de vue des aînés, qui estiment que le handicap est « causé » par des problèmes liés à l’ascendance, tels que l’irresponsabilité lorsqu’il s’agit de s’occuper de l’enfant à la naissance, de ne pas avoir réalisé les prières ou à d’autres situations de la vie quotidienne. L’acceptation du handicap apparaît également dans les rapports de cette chercheuse, en particulier lorsqu’elle est liée à des pratiques quotidiennes, telles que les tâches ménagères. Par conséquent, le handicap est considéré comme une différence inhérente à cet individu, dont l’acceptation permet un apprentissage collectif.

La deuxième partie rassemble des recherches qui se distinguent par le fait qu’elles traitent de l’interface entre l’Éducation Scolaire Autochtone et l’Éducation Spécialisée.

L’Éducation Scolaire Autochtone est un espace important pour étudier les points de vue des peuples autochtones sur le handicap. Les connaissances et les pratiques séculaires formalisées sur les personnes handicapées et leurs conditions d’éducabilité dans les sociétés hégémoniques, ainsi que les formes les plus récentes de soutien et d’accessibilité mises en œuvre dans les processus éducatifs actuels s’adressent souvent aux écoles autochtones. Cela se produit même lorsque ces communautés n’ont pas d‘appellations spécifiques qui définissent et distinguent les personnes handicapées. En d’autres termes, le modèle de l’école urbaine et les soutiens à l’accessibilité sont appliqués aux écoles autochtones sans aucune compréhension préalable des différences de perception et de vision.

Selon Silva (1994), l’Éducation Scolaire Autochtone peut être considérée, au fil du temps, comme l’un des facteurs de la résistance des peuples autochtones au Brésil qui luttent contre l’hégémonie culturelle, et sont à la recherche d’une décolonisation de l’éducation. Il s’agit d’un projet éducatif « [...] aussi ancien que l’établissement des premiers agents coloniaux sur notre sol » (p. 43). L’Éducation Scolaire Autochtone est garantie par la Constitution brésilienne en tant qu’éducation différenciée, bilingue et interculturelle qui valorise les cultures de chaque peuple et reconnaît ce que l’on appelle désormais la diversité.

La nécessité de créer une interface entre l’Éducation Spécialisée et l’Éducation Scolaire Autochtone est également soulignée dans le document final de la Conférence Nationale de l’Éducation (CONAE). Celui-ci propose que les politiques « stimulent l’interface entre l’Éducation Spécialisée et l’Éducation Autochtone, en veillant à ce que les ressources, les services et l’Assistance Éducative Spécialisée (AEE) soient présents dans les projets pédagogiques, en s’appuyant sur les différences socioculturelles de ces groupes » (CONAE, 2010, p. 141). Il en va de même dans le document final de la première Conférence Nationale sur l’Éducation Scolaire Autochtone (I CONEEI), qui a proposé que l’Éducation Spécialisée crée un programme spécifique pour aider les élèves handicapés, en veillant à ce que les enseignants autochtones soient recrutés et formés à cette fin, tout en fournissant les ressources nécessaires pour l’Assistance Éducative Spécialisée.

Cependant, en étudiant l’interface entre l’Éducation Spécialisée et l’Éducation Scolaire Autochtone dans le territoire autochtone d’Araribá à São Paulo, Sá (2015) a observé que cette interface est encore en construction et qu’elle n’est pas effective dans les écoles étudiées, malgré l’augmentation de la scolarisation des élèves autochtones handicapés. Dans sa recherche, Sá (2015) a constaté que le matériel pédagogique disponible dans les écoles étudiées n’était pas différent de celui mis à la disposition des écoles non autochtones, ce qui indique une controverse par rapport aux lignes directrices présentées dans le document du Programme Scolaire pour l’Éducation Autochtone [Referenciais Curriculares da Educação Indígena] (Brésil, 1998) et une violation de la garantie prévue par la Constitution Fédérale de 1988. L’auteur dénonce également la négligence du gouvernement de l’État en question (São Paulo) qui, tenant compte des spécificités de chaque groupe ethnique, ne fournit pas de matériel adapté, faute d’investissements financiers et d’actions de formation des enseignants.

Un autre élément d’information important présenté par Sá (2015) fait référence à des données comparatives sur l’inscription des élèves autochtones handicapés dans les écoles ordinaires au niveau national et dans l’État de São Paulo. En utilisant les microdonnées du Ministère de l’Éducation et de la Culture (MEC/INEP) de 2007 à 2013, l’auteur a pu observer une augmentation des inscriptions dans l’État de São Paulo par rapport au pays, avec une plus grande représentation de cette population dans les écoles publiques. Sá (2015) explique que même si les élèves autochtones handicapés étaient inscrits dans 124 écoles ordinaires, ils n’ont pas reçu d’Assistance Éducative Spécialisée avant 2013.

En dressant la carte des élèves autochtones handicapés, Buratto (2010) a constaté le manque de disponibilité de nombreuses ressources et matériels d’assistance pour répondre aux besoins de ces élèves. Sur les 23 enfants autochtones handicapés, 10 présentaient une déficience intellectuelle ; un était aveugle ; sept avaient été diagnostiqués comme malvoyants ; trois étaient sourds ; un avait un handicap physique et un avait des handicaps multiples. L’Assistance Éducative Spécialisée n’était pas fournie à tous ces enfants, comme dans le cas de l’étudiante sourde qui a abandonné l’école parce qu’elle ne bénéficiait pas de l’aide d’un‧e interprète en langue des signes en classe.

Buratto (2010) attire l’attention sur le rôle des enseignants dans les écoles autochtones et souligne l’importance de les préparer à travailler avec des élèves autochtones handicapés. Selon l’auteur, si les enseignants sont formés, ils peuvent devenir des multiplicateurs non seulement de pratiques inclusives, mais aussi d’actions préventives, puisque dans leurs rapports, ils mentionnent des cas de handicap résultant de séquelles de maladies et d’alcoolisme, ce qui justifierait, selon l’auteur, leur besoin d’en connaître les causes.

En ce qui concerne les ressources pédagogiques, on peut souligner que l’Éducation Scolaire Autochtone n’est pas déconnectée de l’éducation autochtone qui se déroule dans les forêts et les terreiros, à travers les pratiques et les rituels communautaires. Cependant, nous constatons que cette façon de concevoir les processus éducatifs n’est pas toujours prise en compte dans la mise en œuvre des politiques publiques. Lorsque des Salles de ressources5 sont mises en place dans les écoles autochtones, par exemple, ces espaces sont généralement formatés de la même manière que les écoles urbaines de la région, ce qui tend à créer une distanciation entre les équipements de soutien éducatif et les demandes des peuples autochtones.

En ce qui concerne l’interface entre l’Éducation Scolaire Autochtone et le handicap dans le Territoire Autochtone de Xakriabá (TIX), il existe trois études académiques sur le sujet produits à l’Université Fédérale de Minas Gerais (UFMG), dont deux ont été réalisés par des étudiants Xakriabá dans le cadre de leur travail final pour le cours de Formation Interculturelle pour les Éducateurs Autochtones (FIEI). Ce cours existe depuis 2009 et s’adresse à une population importante de ce groupe ethnique.

Dans la première, de 2017, Franco, Silva et Regina ont décrit le processus de scolarisation des personnes autochtones handicapées dans deux écoles du territoire de Xakriabá. Une question intéressante que les auteurs ont soulevée dans leur travail concernait la perception du handicap par le peuple Xakriabá :

Jusqu’en 2009, les écoles autochtones comptaient beaucoup moins d’enfants ayant des besoins éducatifs spéciaux qu’aujourd’hui, car les problèmes que présentaient ces élèves n’étaient pas perçus ou qualifiés comme des besoins éducatifs spéciaux ou des handicaps. Ces élèves n’étaient pas appelés ainsi et vivaient avec les autres élèves sans différenciation. L’accessibilité à l’école était plus difficile en raison de la distance ; certains élèves devaient marcher jusqu’à sept kilomètres pour se rendre à l’école.
Aujourd’hui, le département de l’éducation de l’État veut donner un nom à tout, pour que tout soit divisé en différentes catégories afin d’élaborer une politique d’Éducation Spécialisée. Pour nous, peuples autochtones, il n’y a pas de telle division lorsqu’il s’agit de territoire, de santé et d’éducation (Franco, Silva & Regina, 2017, p. 19-39).

D’après ce qui ressort des déclarations ci-dessus, à TIX, la question de l’accessibilité concernait l’accès à l’école pour tous les élèves, en raison des difficultés rencontrées dans l’espace géographique lui-même, et n’était pas liée aux besoins spécialisés ou aux handicaps des élèves. Lors d’un entretien que les auteurs (2017) ont mené avec une enseignante qui travaillait à l’école depuis plus longtemps, celle-ci a déclaré que les enfants handicapés ou ayant des besoins spéciaux participaient aux activités de l’école et que leurs besoins n’étaient pas différenciés. Ils étaient comme tous les autres enfants. Toutefois, cela ne signifie pas que leur corps était perçu ou compris de manière symétrique.

Cet aspect a été observé et décrit par Ferrari (2020) dans une deuxième étude sur le sujet avec le peuple Xakriabá. Cette étude a constaté que les Xakriabá utilisaient des catégories spontanées de handicap, employant des termes tels que « personne avec ‘aleijo’ » pour désigner ce que l’on appelle habituellement, dans le contexte urbain, les personnes handicapées. Selon l’auteur (2020), l’utilisation de l’expression « personne avec ‘aleijo’ » n’indique cependant pas une « absence » ou une distance par rapport à ce qui est considéré comme la normalité, mais plutôt le signalement d’une différence. L’utilisation de catégories spontanées a également été observée dans les travaux de Soares (2009) et Rodrigues (2014). À partir d’entretiens menés avec le peuple Xakriabá, Ferrari (2020) soutient dans sa recherche que, dans ce cas, les handicaps des enfants sont perçus comme étant davantage en rapport avec la science et la spiritualité du peuple qu’à la pathologisation des corps, comme c’est le cas pour les non-autochtones.

La troisième étude sur la scolarisation des enfants autochtones handicapés, réalisée par les Xakriabá eux-mêmes, a été menée par Alckmin (2022). Dans sa recherche, l’auteur décrit le processus de scolarisation des personnes autochtones handicapées de l’ethnie Xakriabá, inscrites à l’école autochtone d’Aldeia Sumaré I, et souligne les défis et les possibilités de ce processus, compte tenu de l’éducation différenciée préconisée pour les peuples autochtones.

Enfin, il est important de souligner que plusieurs études ont abordé les aspects liés aux populations autochtones sourdes vivant dans différents territoires brésiliens, ainsi que leurs contextes linguistiques. Les travaux de Giroletti (2008), Vilhalva (2009), Coelho (2011 ; 2019), Azevedo (2015), Barretos (2016), Damasceno (2017), Eler (2017) et Godoy (2020) soulignent l’existence de langues des signes autochtones spécifiques et la relation directe de ces langues avec le territoire, devenant ainsi des langues-territoire. Comme nous l’avons déjà souligné en ce qui concerne les salles de ressources, ces recherches problématisent l’asymétrie présente dans l’apport de ressources pour l’accessibilité, considérant que cet apport tend à se concentrer davantage sur ce qui est prescrit dans la législation au lieu de se centrer sur ce qui constitue le besoin réel des personnes sourdes autochtones.

Sur la base des travaux cités ci-dessus, nous constatons la présence de catégories spontanées qui montrent les perceptions spécifiques des peuples autochtones à l’égard des corps handicapés et non handicapés. Ces perceptions diffèrent de la pensée hégémonique occidentale et corroborent la perspective selon laquelle la construction des corps est davantage liée à leurs affections et à leurs affects qu’à travers le corps pris comme une entité matérielle fixe. En utilisant les contributions de la théorie de l’acteur-réseau (ANT) comme référence, nous pouvons réfléchir à cette construction comme à l’émergence d’un corps performé, tel que nous allons le discuter maintenant.

Le corps performé avec et sans handicap : les apports de la théorie de l’acteur-réseau

Afin de comprendre les interrelations entre humains et non-humains, ainsi que leurs agences et, par conséquent, l’émergence de réalités performées, nous nous sommes tournés vers les préceptes théoriques et méthodologiques de la théorie de l’acteur-réseau (TAR), une approche développée dans les années 1980, dont Bruno Latour, Annemarie Mol, John Law et Michel Callon sont les principaux précurseurs.

La TAR est apparue comme une alternative à la sociologie du social, conçue comme la sociologie des associations. En effet, dans la perspective de la TAR, la société est précisément l’association d’humains et de non-humains, ce qui rompt avec l’idée traditionnelle de la société comme étant l’interaction entre des êtres humains exclusivement. Selon la TAR, les personnes comme les choses peuvent jouer le rôle d’actants (acteurs) et faire bouger les choses (Coutinho et al., 2014). Dans cette perspective, les acteurs ne sont pas choisis à l’avance, mais émergent des traces laissées par leurs agences, car « [...] il n’y a pas de monde prêt à être vu, un monde avant la vision, ou avant la division entre le visible (ou pensable) et l’invisible (ou présupposé) qui établit l’horizon d’une pensée » (Viveiros de Castro, 2002, p. 123).

Pour cette raison, la TAR apporte des contributions importantes à la réflexion sur la production des corps avec et sans handicap, en expliquant que le « corps » peut être défini

[...] comme une interface qui devient plus descriptible lorsqu’elle apprend à être affectée par beaucoup plus d’éléments » (Latour, 2008, p. 39). En d’autres termes, un corps va bien au-delà de la constitution matérielle que nous connaissons, mais il est fait d’associations et d’affections avec l’autre (humain ou chose). Cela signifie que les corps produisent et sont produits à partir de l’aperçu de diverses réalités, ce qui renforce l’idée d’une multiplicité performée qui n’est pas plurielle, mais multiple, comme le dit Mol (2002).

Parler de réalités dans cette perspective est complexe. En effet, Mol (2002) explique que :

[...] parler de la réalité comme étant multiple dépend d’un autre ensemble de métaphores. Non pas celles de la perspective et de la construction, mais celles de l’intervention et de la performance. Ces métaphores suggèrent une réalité qui est faite et réalisée [enacted], et non pas tellement observée. Au lieu d’être vue par une variété d’yeux, restant intacte au centre, la réalité est manipulée à l’aide de divers instruments, au cours d’une série de pratiques différentes (Mol, 2002, p. 5-6).

Comme l’explique Latour (2012), la performance est directement liée aux pratiques, émergeant et se produisant à partir des agences et des affections des acteurs-réseau, provoquant également l’émergence de nouvelles réalités. Ainsi, une réalité ne sera jamais la même qu’une autre. Mol (2002) utilise le terme anglais « enact » pour décrire les pratiques réalisées comme génératrices des réalités multiples. La réalité ne préexiste pas à nos pratiques, mais ce sont nos pratiques qui créent des réalités. Cela peut être mieux compris lorsque l’auteur (2002) décrit les corps que nous fabriquons, en s’éloignant de la dichotomie entre « le corps que nous sommes » et « le corps que nous avons ».

Dans cette optique, nous pouvons comprendre que les corps (avec ou sans handicap) ne peuvent être définis que par l’ensemble des interactions (associations) établies avec d’autres personnes et avec des objets ou des choses (non humaines), assumant ainsi, selon Moraes (2008), une multiplicité ontologique réalisée par ces associations, qui devient une construction sociale, temporelle et située.

Considérant ces marques, il est possible de dire que même le modèle social du handicap6 maintient la séparation entre le corps et la société, perpétuant la vision du corps blessé, peut-être pas de manière aussi objective que le modèle biomédical, mais de manière voilée, camouflée. L’analyse de Diniz (2007) permet de mieux comprendre ce phénomène :

L’argument du modèle social affirmait que l’élimination des barrières montrerait la capacité et le potentiel productif des personnes handicapées, une idée sévèrement critiquée par les féministes. La survalorisation de l’indépendance pourrait être un idéal pervers pour de nombreuses personnes handicapées qui ne sont pas en mesure de l’atteindre.
Ce sont les féministes qui ont montré à quel point le modèle social était une théorie désincarnée de la blessure, une limite impossible à soutenir dans tous les cas, mais surtout lorsqu’elle inclut les blessures causées par des maladies chroniques ou des lésions intellectuelles (Diniz, 2007, p. 4-5).

En nous éloignant de l’approche anthropocentrique pour comprendre la fabrication du corps handicapé, nous pouvons (re)penser la manière dont nous comprenons le handicap, ce qui signifie que « la question centrale n’est pas ce que le corps est, mais comment le corps est fabriqué » (Moraes & Monteiro, 2010, p. 102). Pour reprendre les termes de Latour :

[…] nous pouvons tenter de définir le corps comme une interface qui devient plus descriptible lorsqu’il apprend à être affecté par beaucoup plus d’éléments. Le corps n’est donc pas la demeure provisoire de quelque chose de plus élevé - une âme immortelle, l’universel, la pensée - mais ce qui laisse une trajectoire dynamique à travers laquelle nous apprenons à enregistrer et à être sensibles à ce dont le monde est fait (Latour, 2008, p. 39).

À quoi cela ressemblerait-il ? Pensons que tous les corps peuvent devenir handicapés dans une situation donnée et que, dans d’autres, ces mêmes corps deviennent performants, sans aucune limitation, en extrapolant les perspectives dichotomiques des modèles médicaux et sociaux, et en cherchant à comprendre cela :

[…] le corps blessé et le corps handicapé perdent leur dichotomie sociologique inaugurale entre individu et société, nature et culture, car ils sont compris comme des significations produites dans des discours et des pratiques spécifiques, dans des cadres d’intelligibilité qui permettent d’échanger leurs significations (Gavério, 2017, p. 111-112).

Dans ce sens, lors de la réalisation d’un atelier d’expérimentation corporelle avec des jeunes ayant une déficience visuelle inscrits dans une école spécialisée, Moraes et Monteiro (2010) ont raconté les défis que ces jeunes devaient confronter pour incarner les personnages proposés : des difficultés telles que la répétition des répliques sans même comprendre ce qui était dit ou les instructions données oralement.

Les auteurs (2010) ont utilisé la situation d’une jeune fille aveugle congénitale qui devait jouer le rôle d’une ballerine. Après avoir reçu un ordre de « tournoyer légèrement » (p. 98), elle a continué à effectuer des mouvements qui n’étaient pas conformes aux instructions. Ce corps a dû apprendre à être affecté. Le fait d’avoir reçu les instructions de la même manière que les personnes voyantes a placé la jeune fille en situation de handicap.

Cela nous amène à réfléchir sur l’incompréhension des ordres et des mots comme facteur inhérent au handicap. Il est donc nécessaire de penser au-delà de la signification conceptuelle du handicap, en se concentrant sur la signification que ces corps reproduisent encore. Car, « autant le handicap est considéré comme une terminologie “politiquement correcte”, autant les personnes handicapées sont encore communément considérées comme “défectueuses”, “problématiques” » (Gavério, 2017, p. 111). Ainsi, les résultats du travail de Moraes et Monteiro (2010), présentés ci-dessus, montrent qu’un même corps occupe parfois la position de « corps-handicapé » et parfois celle de « corps-sans-handicap », ce qui permet de voir dans quelle situation ce corps se trouve en fonction des réalités produites par les pratiques : une situation de handicap ou non.

Lorsque l’on pense aux personnes en situation de handicap, il faut déplacer notre regard du corps biologique vers la construction de ce corps à partir des agences que les acteurs impliqués produisent, qu’il s’agisse de personnes ou de choses (ce qui inclut les rampes, les cannes, les amplificateurs de son, les politiques publiques et l’Assistance Éducative Spécialisée, par exemple) ainsi que les interrelations ou les associations entre eux, de la manière dont ils affectent et se permettent d’être affectés. Ce n’est pas la constitution biologique du corps, mais ce sont les associations qui montreront si un corps est ou non en situation de handicap.

Les propos de Gardou (2011) font réfléchir sur l’action des non-humains dans la prolifération du réseau des personnes handicapées :

Si les rampes d’accès, les pictogrammes de signalisation, les nouvelles technologies ou autres outils de participation sociale (information, communication, services en ligne), les supports appropriés et les techniques spécialisées (secrétariat, audiodescription, interprète en langue des signes, etc.) n’éliminent pas la déficience, ils en réduisent les résonances. C’est là le principe d’aménagement de l’obstacle, d’accessibilité dans son acception la plus ouverte (Gardou, 2011, p. 19-20).

Ainsi, le handicap ne se limite pas au corps, il est performé, et peut-être biologique, mais aussi structurel, comportemental et communicationnel, convoquant d’autres êtres à sa production. Cela nous permet de débattre du concept figé de personne handicapée et de nous concentrer sur la « performativité » du concept de la personne handicapée. Latour (2008) explique que lorsqu’un corps apprend à être affecté, il est « bougé, mis en mouvement par d’autres entités, humaines ou non humaines » (p. 39). Par conséquent, les corps peuvent revêtir une multiplicité de formes de handicap, en fonction de l’affection qu’ils reçoivent. En d’autres termes, les corps se produisent dans la pratique, dans leur mouvement avec d’autres acteurs, humains et non humains.

Viveiros de Castro (1996) corrobore la perspective de Latour (2008) lorsqu’il affirme que :

La différence des corps n’est appréhendable que d’un point de vue extérieur, pour les autres, puisque, pour eux-mêmes, chaque type d’être a la même forme (la forme générique de l’humain) : les corps sont le moyen par lequel l’altérité est appréhendée en tant que telle.
Ce que j’appelle le « corps » n’est donc pas synonyme de physiologie distinctive ou de morphologie fixe ; c’est un ensemble d’affections ou de manières d’être qui constituent un habitus. Entre la subjectivité formelle des âmes et la matérialité substantielle des organismes, il existe un plan intermédiaire qui est le corps en tant que faisceau d’affections et de capacités, et qui est à l’origine des perspectives (Viveiros de Castro, 1996, p. 127-128).

Un exemple de ce phénomène, également évoqué par Moraes et Monteiro (2010), concerne les déclarations de deux jeunes, l’un aveugle et l’autre malvoyant, désignés respectivement par les auteurs sous les noms d’Arlequin et de Colombina. Pour Colombina, les personnes aveugles sont celles qui ont besoin d’être guidées et qui dépendent toujours de l’aide d’une autre personne. Elle défend l’idée de dépendance, affirmant que les personnes aveugles peuvent jouer à la balle aux prisonniers uniquement si elles ont l’aide d’une personne voyante, soit pour taper dans les mains, soit pour les appeler par leur nom. Arlequin, en revanche, croit en l’autonomie des personnes aveugles, citant l’exemple de l’utilisation d’un grelot dans une partie de balle aux prisonniers. Il défend l’idée que les personnes aveugles jouent comme les autres personnes, mais en utilisant des ressources non-humaines (Latour, 2012), comme le grelot, ce qui renforce leur autonomie. Arlequin et Colombine, bien que malvoyants, ont des points de vue différents sur le fait d’être aveugle, notamment lorsqu’ils discutent de l’existence de non-humains dans les activités développées pendant le jeu de balle aux prisonniers.

L’association de la pratique avec et sans le grelot pendant le jeu crée des réalités d’autonomie et/ou de dépendance, respectivement, ce qui contribue également à la perception des personnes aveugles comme des personnes capables de participer à une activité de manière autonome, comme le ferait une personne voyante, ou comme des personnes qui ne pourraient participer à l’activité que si une personne voyante les guidait. Cette multiplicité des performances, selon Moraes et Monteiro (2010), influence directement les relations entre les personnes, qu’elles aient ou non un handicap.

Ainsi, comme le souligne Brogna (2009), le handicap ne peut être considéré comme une photographie statique et figée, sans tenir compte des acteurs multiples impliqués dans sa construction. Il convient de considérer les dimensions politiques, culturelles, historiques et normatives, entre autres, afin de le concevoir dans une perspective sociologique, en comprenant que « le social est bien plus que la somme des acteurs, c’est le réseau complexe de relations, de rôles, d’ensembles, d’échanges, d’attentes, d’impositions, de préjugés, de luttes et de résistances, et la manière dont il est configuré et reconfiguré au fil du temps » (traduction libre de Brogna, 2009, p. 16).

Dans la perspective autochtone, le corps et l’apprentissage se construisent mutuellement, car « on apprend en vivant, en expérimentant, et le corps, ses sensations et ses mouvements sont des instruments importants pour l’apprentissage et l’expression de la connaissance » (Silva, 2002, p. 42). Ils ne sont pas inertes, mais ils sont performés selon diverses cosmologies et artefacts culturels autochtones, hybrides dans leurs relations socio-matérielles, donnant un sens au corps-territoire hybride (Correa, 2018).

En gardant ces points à l’esprit, nous analyserons une situation qui s’est produite lors d’une immersion de recherche réalisée dans la Terre Autochtone Xakriabá (TIX) entre 2017 et 2019, dans le cadre d’une recherche doctorale (Ferrari, 2020). Pour mener à bien la mission, des réunions ont été organisées avec les leaders autochtones, au cours desquelles la proposition de recherche a été présentée et des autorisations formelles ont ensuite été demandées. Après l’accord des chefs, le projet de recherche a été présenté à la Fondation Nationale de l’Autochtone (FUNAI) et à la Commission Nationale de la Recherche (CONEP), qui l’ont toutes deux autorisé.

D’un point de vue épistémologique, l’étude a utilisé les principes méthodologiques de la recherche-action, entendue comme une recherche « de nature sociale et formative, associée à une stratégie d’intervention/formation et qui évolue au cours du processus, en tenant compte de la dynamique du contexte social dans lequel elle est insérée » (Franco, 2018, p. 55).

Afin de consigner les apprentissages réalisés sur le terrain, nous nous sommes servis de carnets pour « décrire, inscrire et raconter » (Latour, 2012, p. 199) les expériences vécues à TIX. Magnani (2002, p. 17) explique que « la méthode ethnographique ne peut être confondue ou réduite à une seule technique ; elle peut en utiliser ou en faire utiliser plusieurs, selon les circonstances de chaque recherche ; elle est plutôt une manière d’aborder et d’appréhender qu’un ensemble de procédures ». Le choix de l’observation participante s’explique par le fait qu’il s’agit de la stratégie de collecte de données la plus pertinente dans le contexte de cette recherche, puisque « le chercheur se joint au groupe étudié comme s’il en était membre et essaie de réaliser les activités du groupe, en partageant autant que possible la vie sociale des personnes observées » (Tureta & Alcadipani, 2011, p. 213).

Latour (2012) considère que, dans un premier moment, le chercheur doit identifier les acteurs (humains et non-humains) et toutes les actions qu’ils impliquent, pour ensuite, mettre sa recherche à l’épreuve de l’écriture. C’est par l’écriture que seront décrits les réseaux, les traces laissées par les acteurs, ce qui exige du chercheur « autant d’habileté et d’artifice que de peindre un paysage ou de provoquer une réaction biochimique compliquée » (Latour, 2012, p. 199).

En plus de l’observation participante, nous avons organisé des entretiens et des conversations, sans structure ni questions préalablement établies, mais plutôt en essayant de partir des doutes et des demandes apparus au cours des observations et des participations. De cette manière, des conversations ont émergé et ont été enregistrées sur support audio.

Sur la base de cette proposition méthodologique, les données ont été sélectionnées, décrites et analysées en fonction de l’agence des humains et des non-humains, en observant leurs associations et leurs mouvements à partir de la théorie de l’acteur-réseau de Latour (2012). Cela nous a permis d’analyser la construction des corps au cours de la circulation des connaissances, révélant la multiplicité de l’être en situation de handicap et vérifiant comment les réalités sont exécutées à travers les pratiques mises en œuvre.

Les corps handicapés dans les communautés autochtones, comme nous l’avons vu plus haut, ainsi que dans les récits des Xakriabá que nous avons entendus pendant la recherche sur le terrain, suggèrent une construction du handicap basée beaucoup plus sur le collectif que sur l’individu. Comme indiqué, les corps sont également construits par les agences de divers acteurs, tels que les pratiques communautaires, l’interaction entre autochtones et non-autochtones et la spiritualité propre à chaque cosmovision. Les études indiquent également que la relation de parenté associée à la pratique des soins est intrinsèque à cette construction.

La construction collective des corps, ou plutôt des corporéités, fait apparaître des réalités performées, comme nous le verrons ci-dessous, lorsque Etiké7, un jeune homme de dix-neuf ans ayant une déficience intellectuelle modérée et inscrit en cinquième année d’école primaire ordinaire, joue le rôle de guide dans une activité simulée sur les handicaps.

« Ici je suis guide, là je suis guidé » : l’affection d’une cécité simulée et l’émergence d’un corps sans handicap

Bien plus que la reproduction d’une attitude observée, Etiké s’est rendu compte qu’en tant que guide, il devait être les yeux de l’enseignant qu’il guidait, en le protégeant des obstacles. Et n’est-ce pas la preuve de son apprentissage ? (Notes du carnet de terrain, 2018).

Au cours de la première semaine d’août 2018, un atelier sur l’Éducation Inclusive et le Bien Vivre a été organisé à TIX comme proposition pour discuter l’inclusion dans les écoles autochtones. L’atelier a été organisé par la chercheuse avec la supervision et la gestion de l’École Publique Autochtone Xukurank (qui signifie bon espoir).

Bien que la perspective du Bien Vivre8 dénonce et discute les modèles de développement économique, la notion a été reprise dans l’atelier sur la base de certaines recommandations formulées par Acosta (2016), qui affirme que « le Bien Vivre en tant qu’idée en construction, libre de préjugés, ouvre des portes pour formuler des alternatives de vie. [...] La construction du Bien Vivre, dans le cadre de processus profondément démocratiques, peut être utile pour trouver des solutions aux impasses de l’humanité » (Acosta, 2016, p. 33-34). Compte tenu de ces réflexions, le concept était important pour établir des ponts avec le thème qui serait travaillé dans l’atelier.

En discutant avec des personnes travaillant à l’école, il a été possible d’observer un groupe de jeunes enfants quittant la salle de classe avec leur enseignant, chacun portant sa propre chaise. L’enseignant les a guidés pour qu’ils s’assoient près d’un arbre. Cette observation, ainsi que les exigences du cacique, nous ont fait réfléchir à une contre-proposition possible, basée sur la formation des enseignants et la production de matériel adapté, ne suivant pas nécessairement les prescriptions des organismes administratifs officiels. L’atelier consisterait alors à produire collectivement du matériel adapté pour les écoles, en utilisant les ressources disponibles à TIX.

L’atelier de formation des enseignants à l’éducation inclusive qui s’est tenu à l’École Publique Autochtone de Xukurank en 2018 a été suivi non seulement par les enseignants et le personnel de soutien, mais aussi par les superviseurs pédagogiques de Etiké. L’école autochtone avait une structure distinctive qui permettait à la communauté de participer aux activités qui s’y déroulaient, qu’elle fasse ou non partie du personnel enseignant et pédagogique de l’établissement. La présence de Etiké, mais aussi de ses frères Encuntantong et Moropõy, à des activités différentes des cours réguliers était courante, car ils vivaient à proximité de l’école. Tous les trois avaient reçu un diagnostic de déficience intellectuelle modérée (CIM 71).

Dans le deuxième jour de la formation, on avait prévu une activité pratique pour simuler une déficience visuelle, ainsi que l’utilisation d’un ruban adhésif sur la bouche pour indiquer l’absence de langage verbal. L’objectif de cette pratique était d’amener les participants à réfléchir sur l’importance de connaître les besoins de l’élève. Ces besoins devaient prévaloir, indépendamment de la catégorie indiquée dans le rapport médical.

La veille, on avait demandé aux participants d’apporter à la réunion du matériel pouvant servir à leur bander les yeux : un foulard, un bandeau pour les cheveux ou une taie d’oreiller. Au moment de l’activité, les participants ont été divisés en deux groupes : le premier avait les yeux bandés avec le matériel utilisé (la grande majorité a apporté un foulard et trois ont utilisé des pulls enroulés) ; le second groupe avait un ruban adhésif sur la bouche, qui les empêchait de communiquer verbalement. Les participants qui avaient le ruban adhésif sur la bouche seraient les guides des participants aux yeux bandés, ce qui n’a été révélé qu’après la séparation des groupes.

Cette première étape s’est déroulée de la manière suivante : nous avons demandé aux participants de se répartir en deux groupes, sans préciser l’objectif dans un premier temps. Une fois les deux groupes définis, on a donné la consigne que l’un d’entre eux, nommé Groupe 1, serait le groupe qui aurait les yeux bandés et que le Groupe 2 serait celui qui aurait le ruban adhésif sur la bouche. Lors de la répartition des groupes, Etiké est resté assis sans bouger vers l’un des deux, même après l’invitation de la chercheuse, comme le montre le dialogue ci-dessous :

Pendant que les participants se déplaçaient dans la salle, se dirigeant vers le groupe dans lequel ils allaient se trouver, Etiké s’est contenté de regarder et de rire, et n’a manifesté aucune envie de se joindre à l’un des groupes. C’est alors que je me suis tourné vers lui et que nous avons entamé une conversation (moi, avec le langage verbal ; lui, avec le langage non verbal) :
- Etiké, tu vas te joindre à nous ? (Chercheuse)
[Etiké sourit et fait un signe de tête, indiquant qu’il va participer]
- Veux-tu que j’attache le tissu sur ton œil ou que je mette le ruban adhésif sur ta bouche ? (Chercheuse) [montre à Etiké le mouchoir et le ruban adhésif]. Etiké fait « non » de la tête, indiquant ainsi qu’il ne veut pas les utiliser. Je l’ai laissé libre de rejoindre le groupe de son choix. Etiké se lève et s’assoit à côté de Pikon (Notes du carnet de terrain et enregistrement vidéo, 2018).

Le choix de ne pas utiliser l’un des instruments présentés à Etiké ne l’a pas empêché de participer à l’activité avec les enseignants. Pendant que l’activité s’organisait dans la salle de classe, il a observé tous les mouvements : des participants et la difficulté de retourner les yeux bandés et seuls sur leur siège, en marchant plus lentement et en tâtonnant. A ce point, il était déjà possible d’observer les premières difficultés rencontrées par les participants à voir leur corps affecté par la simulation et, par conséquent, à se retrouver en situation de handicap.

Lorsque tous les participants étaient prêts, nous avons demandé à chaque personne ayant un morceau de ruban adhésif sur la bouche de rejoindre une personne aux yeux bandés et de jouer le rôle de guide afin de pouvoir sortir dans la cour de l’école. Comme chaque personne choisissait spontanément le groupe qu’elle allait rejoindre, il n’y avait pas de répartition exacte du nombre de membres dans chaque groupe. Pour cette raison, le groupe des personnes aux yeux bandés comptait un plus grand nombre de membres que le groupe des personnes « muettes », ce qui a eu un impact direct sur la performance des guides, puisque certains avaient la responsabilité de guider deux personnes ou plus. Ceci a été le cas de l’une des enseignantes, Pikon, qui a d’abord guidé trois personnes. Etiké s’est joint au groupe de l’enseignante et, à sa manière, sans recevoir d’instructions, l’a aidée à guider ceux qui avaient les yeux bandés.

Etiké tenait les personnes par le bras, une attitude différente de celle de l’enseignante, mais observée dans d’autres paires ou trios. Etiké regarde le sol, comme s’il cherchait à identifier un obstacle. Mais cela n’a été réalisé que plus tard, lorsque Etiké a pris le rôle de guide, comme nous le verrons plus loin.

L’objectif de cet atelier était d’observer comment les participants géraient la cécité (même simulée), avec un autre acteur dans ce réseau : l’absence de langage verbal. L’atelier n’étant pas un atelier d’Orientation et de Mobilité (OM), les participants n’ont pas été préalablement formés aux techniques de guidage des personnes malvoyantes. Nous précisons toutefois que ces informations ont été donnés après le déroulement de l’activité, lorsque nous sommes revenus dans la salle et que nous avons entamé les discussions.

Lorsque les groupes ont quitté la salle et ont commencé à se déplacer dans la cour de l’école, ils ont été accompagnés et ont reçu des instructions sur les limites du parcours, ce qui a permis à chacun d’explorer librement les différents espaces, sans toutefois s’éloigner du groupe. Certaines personnes qui avaient les yeux bandés, même si elles connaissaient leurs guides (bien qu’elles ne puissent pas savoir qui ils étaient car leur bouche était bandée par le ruban adhésif), ont montré une certaine insécurité pendant le processus de circulation en mettant leurs bras devant leur corps ou en essayant de se déplacer à tâtons pour se situer dans la promenade.

Le parcours que nous allions suivre consistait à sortir par la porte latérale de la salle des associations, qui est attenante à l’école, à franchir le portail grillagé et à arriver à la partie arrière de l’école, près de l’entrée de la cuisine. Nous continuions à faire le tour de la façade de l’école jusqu’au centre de la cour, près de l’accès au bâtiment, où se trouvent le bureau de la directrice et le secrétariat, et retournions à la salle de l’association. Au fur et à mesure que nous avancions, il y a eu des interactions entre la chercheuse et les participants, comme transcrit ci-dessous :

- Oui ! Par ici [en montrant de la main le chemin à suivre]. Les gars, où pensez-vous que nous sommes ? Décrivez l’endroit où vous pensez être. Quelqu’un peut-il le faire ?
- Je pense que nous sommes presque sur la route [qui passe devant l’école] maintenant. (Enseignant Amba, l’un de ceux qui ont les yeux bandés).
- Sur la route ? Sommes-nous sur la route ? (Chercheuse) (Notes du carnet de terrain et enregistrement vidéo, 2018).

Les questions ne pouvaient être répondues que par ceux qui avaient les yeux bandés, car les autres étaient empêchés de parler. Ainsi, les aveugles étaient la voix des « muets » et ces derniers étaient les yeux des premiers. Comme ils ne savaient pas dans quelle direction aller, la confusion quant à l’endroit où se trouvaient les participants était compréhensible.

Nous avons traversé la cour de l’école, sous le regard des enfants et des enseignants qui ne participaient pas à l’activité parce qu’ils étaient en classe. Les participants aux yeux bandés ont exploré la zone avec leur corps, en tâtonnant avec leurs pieds et en appréciant la situation de ne pas pouvoir voir. Comme l’affirme Latour (2008), nous pouvons en déduire que leurs corps étaient autorisés à être affectés partout où ils allaient. Le parcours a été marqué par de nombreux rires de la part de Etiké et des autres participants. Etiké était normalement un jeune homme plus timide, n’interagissant guère avec les inconnus. C’est une caractéristique du peuple Xakriabá, qui a tendance à se renfermer dans son coin.

Pikon a été la dernière à quitter la salle de l’association avec ses trois guidés et Etiké, son assistant. Ses trois guidés s’appuyant sur son épaule. Etiké l’a aidée en tenant l’un de ses guidés, et en veillant le chemin qu’ils suivent.

Nous avons exploré la cour de l’école pendant une dizaine de minutes. Les paires ou les trios remontaient les allées en béton, certains traînant les pieds comme s’ils essayaient d’identifier les irrégularités du sol en terre battue, d’autres s’amusant à essayer de savoir qui les guidait en passant leurs mains dans les cheveux ou sur le visage de leur guide.

Peu à peu, tout le monde a commencé à retourner dans la salle de l’Association. Cependant, Pikon a conduit les personnes qu’elle guidait et son assistant jusqu’à un arbre situé à la limite entre l’école et la clôture de l’Association. Arrivée à l’arbre, elle a fait descendre une branche inférieure et posa leurs mains sur les feuilles pour qu’ils puissent les sentir. Etiké surveillait tous les mouvements de Pikon. Après avoir tâtonné, Pikon prit les mains des membres de son groupe et les plaça sur son épaule. Elle dirigea ensuite Etiké vers le bras d’une de ses guidés, le même qu’il suivait depuis le début de l’activité. C’est ainsi que commença le retour à la salle. Etiké n’a pas seulement été affecté par l’activité, il l’a aussi affectée par sa participation, contribuant à l’émergence de ce que nous verrons plus tard comme une réalité performée.

Pikon s’est arrêtée devant la barrière qui sépare l’école de l’Association et a commencé à faire passer un à un ses guidés à travers le portail. Etiké l’a aidée à passer. Après ce mouvement, Etiké s’est remis à tenir le bras de son guidé et à observer le comportement de Pikon, mais sans l’aider. À ce moment-là, la chercheuse a interagi avec Etiké :

- Tu peux l’amener dans la pièce, Etiké ! (Chercheuse).
[Etiké lève la tête et sourit en se dirigeant vers la pièce].
- Oui, fais-le entrer. Fais attention à ce qu’il [le professeur qui faisait semblant d’être aveugle] ne tombe pas. Fais attention ici sur le sol, oh [en montrant la marche en béton] aide-le à ne pas tomber (Chercheuse) (Notes de terrain et enregistrement vidéo, 2018).

Lorsqu’il a joué le rôle de guide, Etiké a montré qu’il était encore plus attentif à la protection de son guidé. Lorsqu’ils ont atteint la passerelle en béton, juste après que la chercheuse avait dit à Etiké de faire attention à ce que son guidé ne se blesse pas, il s’est positionné plus près de la passerelle, s’est penché et a touché la jambe gauche de son guidé, l’aidant ainsi à monter la marche. Comme nous l’avons déjà vu, il a montré une certaine préoccupation pour les personnes qu’il guidait, puisqu’il a regardé le sol à plusieurs reprises tout au long du parcours, tout comme Pikon. Cependant, lorsqu’il est devenu le guide principal, responsable de la sécurité de son guidé et qu’il a été confronté à un obstacle (la passerelle), Etiké est confronté à quelque chose de peut-être inattendu et doit développer sa stratégie. Etiké performe alors non pas en fonction d’un intérêt imminent à être le « chef », mais en fonction du besoin collectif, situé, de guider quelqu’un !

Fremlim (2011) souligne que les événements imprévus construisent des corporéités, puisque « les peurs, l’inconnu et les situations dangereuses sont perçues comme quelque chose à apprendre ou quelque chose dont on peut tirer des leçons » (p. 66). Les corps ne sont donc pas seulement construits, mais aussi appris. Ainsi, Etiké a vu son corps construit par le processus et a appris à être ce nouveau corps face à l’imprévu.

En ce qui concerne le lien entre performance et apprentissage, Melo (2011, p. 181) explique que « [...] pour apprendre, nous avons besoin de la matérialité d’un corps qui est affecté, qui est mis en action par d’autres entités (humaines et non humaines), devenant sensible à ce qui l’entoure ». En d’autres termes, c’est dans nos affections que nous apprenons et faisons circuler cet apprentissage.

Une fois que la personne guidée a gravi la marche en béton et atteint la porte de la salle, Etiké est redescendu et a répété le mouvement précédent en l’aidant à franchir la marche de l’entrée. Cette fois-ci, Etiké a agi seul, sans observer les mouvements précédents de Pikon, en pensant à travers son corps (Fremlin, 2011).

Lorsqu’ils sont arrivés dans la salle, Etiké a guidé son partenaire jusqu’à la chaise où il était initialement assis et s’est tenu à côté de lui, en attendant Pikon, qui est arrivé alors avec les deux autres participants. Le souci de Etiké d’assurer la sécurité de l’enseignant qu’il a guidé constitue non seulement la formation de sa corporalité en tant que guide, mais aussi « l’entrée dans une zone morale qui imprègne cette corporalité », comme l’affirme Fremlin (2011, p. 55).

L’absence de vue et de parole, même simulée, a permis de construire de nouveaux corps chez les participants. Etiké, l’élève considéré comme « spécial », qui a un enseignant de soutien qui, avec l’enseignant régulier, contribue à son développement dans la classe, devient maintenant le guide de l’enseignant de soutien, l’aidant à parcourir le chemin de l’école. Etiké quitte la position de celui qui est guidé et assume celle de guide en se basant sur son affection pour la cécité simulée et sur le soin qu’il a apporté à celui qu’il guidait.

On pourrait dire que le fait que Etiké n’ait pas eu les yeux bandés et que le ruban adhésif ne l’a pas empêché de parler, l’a placé dans la position de guide, ce qui représente une position de pouvoir au détriment d’autrui - ce qui a peut-être contribué à la construction de son corps sans handicap. Cependant, c’est sa parenté, son appartenance à la communauté, qui lui ont permis de participer à l’activité et, par conséquent, de se déplacer en tant que guide.

Conclusion

En comprenant les préceptes épistémologiques de la théorie de l’acteur-réseau, nous avons pu percevoir la construction des corps sans handicap basée sur la collectivité, sur les pratiques, et non sur l’individualité, comme cela tend à se produire plus fréquemment dans les perspectives occidentales. Cette production de corps à travers l’interlocution des humains et des choses est nécessaire pour « [...] comprendre les corps et leurs mouvements au-delà de la notion de “handicap” » (Fremlin, 2011, p. 5).

Lorsque nous pensons au corps formé par le collectif et non à l’individu, nous pouvons contribuer à la construction d’un corps sans handicap, en le transformant en membre essentiel pour le fonctionnement de ce nouveau corps (le collectif). Lorsque Etiké est devenu Etiké-guide, il s’est comporté comme un corps collectif, engagé dans le processus consistant à être « les yeux » de quelqu’un qui était son professeur de soutien dans la classe, alors que son corps occupait une situation de handicap basée sur le rapport hybride Etiké-médical.

En jouant le rôle de guide pour l’un des enseignants participants, la simulation de la cécité a affecté à la fois le corps de l’enseignant, le rendant incapable de marcher seul dans la cour de l’école, et le corps de Etiké, l’amenant à assumer le rôle de celui qui promeut l’appartenance à la cour de l’école.

Il est possible de comprendre que l’empêchement d’exercer ce qui est proposé ne se limite pas au corps, mais à la manière dont ce corps est affecté par cette activité. Ou encore : « [...] que les corps sont constitués comme handicapés et non handicapés dans des moments de superposition des relations de savoir/pouvoir » (Gavério, 2017, p. 111).

L’interface entre l’Éducation Spécialisée et l’Éducation Scolaire Autochtone est une demande des peuples autochtones. Il ne s’agit pas d’une reproduction de ce qui se passe dans les écoles urbaines, mais de quelque chose qui devrait être adapté aux multiples réalités qui existent. À travers l’activité décrite ci-dessus, les performances des corps dans les pratiques communautaires, liées à l’éducation scolaire autochtone, contribuent directement au processus de construction de corps sans handicap, puisque le participant qui avait été diagnostiqué avec un handicap a pris part à l’activité de la même manière que ceux et celles qui n’avaient pas de handicap, ce qui nous amène à réfléchir à l’urgence de la décolonisation des corps.

Performance et parenté se rejoignent ainsi, mettant en évidence les spécificités et la diversité de la perception par les peuples autochtones de ce que l’on appelle conventionnellement le handicap. Cela constitue un contrepoint important à la mise en œuvre des politiques publiques, qui sont généralement centrées sur la logique de l’individu, très éloignée des dynamiques collectives autochtones. Le handicap devient ainsi une question à interroger et à problématiser dans le contexte autochtone, en considérant l’interface entre les terres autochtones avec l’environnement urbain, et leurs particularités, qui survivent malgré les attaques constantes des sociétés hégémoniques.

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Notas

1 La traduction de cet article a été corrigée par Giovanna Rodrigues Molina. Volver al texto

2 Notre traduction. Toutes les citations sont des traductions libres. Volver al texto

3 Information datée du 26/12/2020. Volver al texto

4 Disponible à l’adresse suivante : https://terrasindigenas.org.br/pt-br/terras-indigenas/3904. Consulté le 28/12/2022. Volver al texto

5 Les Salles de ressources sont des installations prévues par la Politique Nationale d’Éducation Spécialisée dans la Perspective de l’Éducation inclusive (Brésil, 2008) et leur fonction est de soutenir la scolarisation des élèves qui ont des besoins d'apprentissage spécifiques. Volver al texto

6 Le modèle social du handicap est né en Angleterre du mouvement organisé par la League of Physically Injured People Against Segregation - Upias (1976). Le modèle social soutient que la cause du handicap n'est pas un déficit organique, mais une société qui crée des barrières empêchant les personnes handicapées de participer pleinement. Pour plus d'informations, voir Diniz (2007). Volver al texto

7 Etiké est très souriant mais discret, surtout avec les étrangers. Il est le frère aîné d'une famille de quatre hommes. En 2018, il était inscrit en cinquième année à l'école de Xukurank. Comme Etiké, ses deux frères cadets - Encuntantong et Moropõy - ont également été diagnostiqués avec une déficience intellectuelle modérée (CIM 71). Leurs rapports ont été rédigés par un psychiatre et non par une équipe pluridisciplinaire. Les noms des participants cités dans cet article sont fictifs et inspirés des cosmologies Xakriabá. Dans ce sens, Etiké signifie flèche, Pikon signifie femme. Encuntantong signifie trois et a été choisi parce que le participant est le troisième fils et le deuxième frère d’Etké. Moropõy, quant à lui, signifie quatre. Cela veut dire que que Moropõy est le quatrième fils et le troisième frère d'Etiké. Enfin, Amba signifie homme. Volver al texto

8 Bien plus qu'un concept, Bien Vivre (2016) d’Alberto Acosta « [...] remet en question le concept eurocentriste du bien-être » (p. 34) et agit comme une dénonciation des systèmes économiques extractivistes. Volver al texto

Para citar este artículo

Referencia electrónica

Ana Carolina Machado Ferrari y Mônica Maria Farid Rahme, « Handicap et peuples autochtones : entre réalités performées et l’urgence des corps sans handicap », Cahiers franco-latino-américains d'études sur le handicap [En línea], 1 | 2023, En linea desde 12 janvier 2024, Consultado el 03 décembre 2024. URL : https://cfla-discapacidad.pergola-publications.fr/index.php?id=236
DOI : https://dx.doi.org/10.56078/cfla_discapacidad.236

Autores

Ana Carolina Machado Ferrari

Faculté d’Éducation - Université Fédérale de Minas Gerais ; carolmachadoferrari@gmail.com
Ana Carolina Machado Ferrari
Ana Carolina Machado Ferrari est post-doctorante, titulaire d’un doctorat et d’une maîtrise en éducation de l’Université Fédérale de Minas Gerais (UFMG), d’une maîtrise en lettres de la Fondation de l’Université Fédérale de Rondônia (UNIR) et pédagogue, diplômée de l’Université d’État de Minas Gerais (UEMG). Elle est professeure au Centre universitaire de l’UNA, où elle enseigne des cours de premier cycle. Elle enseigne aussi l’assistance éducative spécialisée au Centre de référence et d’appui à l’éducation inclusive Rafael Veneroso (CRAEI-RV). Elle est membre du groupe d’études interdisciplinaires sur l’éducation inclusive et les besoins éducatifs spéciaux (GEINE) et du groupe sur les corps mixtes, tous deux à la Faculté d’Education/UFMG. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur l’éducation spécialisée, l’éducation inclusive, les classes hospitalières et l’éducation indigène.

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Mônica Maria Farid Rahme

Faculté d’Éducation - Université Fédérale de Minas Gerais ; monicarahme@ufmg.br
Mônica Maria Farid Rahme

est titulaire d’un diplôme en psychologie, d’une maîtrise et d’un doctorat en éducation. Elle est professeure à la Faculté d’Éducation de l’Université Fédérale de Minas Gerais, où elle travaille dans l’enseignement, la recherche et la vulgarisation. Elle est membre du programme de troisième cycle en éducation Connaissance et inclusion sociale, où elle travaille sur la ligne de recherche Psychologie, psychanalyse et éducation. Elle est co-coordinatrice du projet d’extension Art et Différence. Elle est membre du groupe de travail sur la psychanalyse et l’éducation de l’Association nationale pour la recherche et les études supérieures en psychologie (ANPEPP) et du Laboratoire d’études et de recherches psychanalytiques et éducatives sur l’enfance (LEPSI-Minas). Elle a écrit des articles sur l’éducation des personnes handicapées, l’inclusion scolaire, la psychanalyse et l’éducation.

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