Introduction : la marche, le corps et la contestation de l’espace public
Les marches font partie des répertoires d’action collective (Traugott, 2002). Elles se caractérisent par la réunion de corps inattendus qui attirent l’attention en utilisant l’espace public, contrairement à l’usage habituel de la ville (Bonvillani, 2013). Il s’agit d’instances qui impliquent un mouvement à travers des espaces qui manquent généralement d’accessibilité universelle. Par conséquent, les marches requièrent certaines fonctionnalités normatives de mouvement pour les corps qui les composent (Mann, 2018). Malgré cela, les personnes handicapées ont trouvé le moyen d’utiliser ce répertoire politique et de conquérir leur droit d’apparaître (Butler, 2019), le droit de manifester et de signaler qu’elles sont là, qu’elles persistent et résistent (Butler et Athanasiou, 2022).
L’espace public est un lieu de relations de pouvoir et de positions en conflit et en tension constants, produit pour un usage toujours contesté, raison pour laquelle les discours dominants, qui sont généralement capacitistes, hétérosexistes et/ou racistes ne s’en sont jamais pleinement approprié (Salcedo, 2002). C’est pourquoi l’apparition de corps inattendus, c’est-à-dire qui contreviennent à la normativité de la corporalité et de l’usage habituel de l’espace public, conteste et transgresse les discours dominants tout en exerçant le droit d’apparaître ; une pratique qui devient une forme de coexistence provisoire mue par la revendication politique d’une situation de précarité partagée (Butler, 2019).
Depuis la fin des années 1960, en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique latine, on assiste à différentes expressions de protestations de la part des personnes handicapées qui réclament l’accès aux allocations, au travail et aux transports (Brégain, 2013 ; Brégain et al., 2022). Les actions menées entre 1973 et 1990 aux États-Unis pour obtenir l’adoption du Rehabilitation Act et de l’Americans with Disabilities Act, respectivement, sont largement documentées (Danforth, 2018 ; Foster-Fishman, Jimenez, Valenti & Kelley, 2007 ; Patterson, 2012). Les manifestations des femmes handicapées de San Francisco qui ont eu lieu entre 1973 et 1977, organisées par Kitty Cone et Judy Heumann se sont caractérisées notamment par une occupation de 25 jours d’un bâtiment fédéral par des dizaines de personnes handicapées, dont plusieurs en fauteuils roulants. Cette action a été soutenue par de nombreux groupes et organisations communautaires pour fournir de la nourriture, de l’hygiène, des soins médicaux, aider à la communication et aux relations publiques (Danforth, 2018). Des années plus tard, en 1990, a eu lieu le « Capitol Crawl », au cours duquel une soixantaine d’activistes d’âges différents ont mis de côté leurs fauteuils roulants ou leurs béquilles et ont commencé à gravir les 83 marches en pierre du Capitole. Ils ont exigé l’adoption de l’Americans with Disabilities Act, qui était bloquée au Congrès. Comme le montre Shapiro (2011), ces manifestations ont permis d’établir des alliances avec d’autres mouvements sociaux de l’époque, tels que les groupes féministes et antiracistes.
Dans le cas de l’Amérique latine, la mobilisation politique des personnes handicapées remonte aux années 1970 et, dans le cas du Chili, de l’Argentine, de l’Uruguay et du Brésil, elle a été affectée et réduite par les débuts des dictatures respectives. Dans des pays comme le Brésil, l’Argentine (Brégain, 2013 ; Brégain, 2021), l’Uruguay (Brégain, 2021) et le Chili (Suazo et Reyes, 2019 ; Brégain, 2021), les mobilisations publiques ont repris après la fin des régimes dictatoriaux. Dans certains pays, c’est uniquement à la suite de ces dictatures que les premières manifestations ont été organisées.
Par exemple, Bolivie, en 2011, a eu lieu la « Caravane de l’intégration en fauteuil roulant », une action politique au cours de laquelle un groupe de vingt personnes handicapées a parcouru plus de mille kilomètres en fauteuil roulant, depuis leur ville de résidence jusqu’à la capitale du pays. Le voyage a duré 90 jours et visait à revendiquer le droit de recevoir une allocation de 3 000 pesos boliviens (Brégain, 2016). Ces exemples illustrent non seulement l’utilisation de la marche comme moyen de protestation, mais aussi comme méthode pour attirer l’attention des médias et donc des autorités et de l’opinion publique. Globalement, ces actions revendiquent principalement l’amélioration des allocations, de la santé et des quotas d’emploi, en occupant des espaces publics et en subissant même la répression policière (Suazo et Reyes, 2019 ; Brégain, 2021).
Au Chili, les manifestations des personnes handicapées ont été liées à la fois à des questions de mobilité et de subsistance (comme les pensions, l’accès à la santé, les transports et les aides techniques) (Suazo et Reyes, 2019 ; Brégain, 2021), mais aussi à la nécessité de faire reconnaître le handicap comme une question de dignté, de droits et non de charité (Ferrante et Brégain, 2023 ; Ferrante, Pino Morán et Vera, 2023 ; Pino Morán, 2020). Il existe peu de documentation sur la période antérieure à la dictature civilo-militaire (1973-1990). Celle-ci prouve toutefois l’existence d’une association importante, l’Asociación Chilena de Lisiados, qui a organisé une manifestation en mars 1972, sous le gouvernement de l’Unité populaire, pour réclamer des réductions d’impôts pour l’importation de véhicules adaptés (Suazo et Reyes, 2019 ; Brégain, 2021). La nature des revendications, tout comme la composition des manifestants, ne dénotent aucune position politique particulière. Il s’agit de la classe moyenne, qui rejetait une taxe visant à faciliter l’acquisition de fauteuils roulants et de prothèses (Brégain, 2021). Des recherches récentes (Suazo et Reyes, 2019 ; Pino Morán, 2020) mettent en évidence la capacité d’action (agency) collective qui émerge des expériences de discrimination et de violence individuelle ou familiale (Pino Morán, 2020), et qui déplace le champ du handicap vers des horizons politiques, par opposition aux visions médicales-réparatives/réhabilitatives, normalisatrices-assistentialistes et caritatives-répressives dominantes (Suazo et Reyes, 2019).
Le 18 octobre 2019, une avalanche de mobilisations citoyennes massives a débuté au Chili, perturbant la vie quotidienne de la ville pendant quelques mois (Cuevas et Budrovich, 2020 ; de Fina González, 2022). Bien qu’aucune cause unique ou entièrement définie ne soit reconnue, la « dignité » semble être un bon mot pour résumer les motivations de la mobilisation. Cela apparaît clairement dans des slogans tels que « Jusqu’à ce que la dignité devienne une habitude » et le changement de nom de la « Plaza Baquedano » en « Plaza Dignidad » (Gutiérrez Muñoz, 2020). Les personnes handicapées, bien qu’elles aient organisé des manifestations avant 2019, ont adopté dans ce contexte de nouvelles formes d’organisation, et des tentatives d’unification associative ont été observées. D’autre part, elles ont également participé aux manifestations de ces jours-là et ont été victimes de l’action de la police (Gonzalez, 2022). Précisément, à Santiago, dans la ferveur de la révolte sociale, les organisations de personnes handicapées ont appelé à une journée de mobilisations au niveau national à l’occasion de la commémoration du 3 décembre, rassemblant plus de 10 000 personnes dans tout le pays pour le droit à la reconnaissance constitutionnelle et d’autres revendications pour une vie digne (Ferrante, Pino Morán et Vera, 2023).
Vers 11 h 30, ils se sont mis en route sous un soleil intense, se dirigeant lentement vers le Palais de la Moneda au rythme d’une batucada de danseurs et de jeunes avec des tambours et des trompettes. Derrière eux, une foule d’affiches des différents collectifs, dont certaines très créatives et même humoristiques. Il y avait un point de presse devant La Moneda, où les principaux organisateurs de la marche ont pris la parole et un spectacle de danse a eu lieu (Meléndez, décembre 2019).
Certains auteurs (Beasley, 2020 ; Mann, 2018) ont souligné que les marches en tant que forme de protestation sont excluantes et capacitistes, car elles fonctionnent selon des hypothèses normatives au service d’une capacité corporelle obligatoire ou de la représentation d’un corps idéal. Les personnes handicapées ne se contentent pas de défiler, mettant en tension ces formes traditionnelles de protestation, mais dénoncent également avec leur corps et dans l’expérience même de la manifestation les besoins d’accessibilité, d’assistance et de soins mutuels qui en découlent (López-Radrigan, 2023). Cette forme de « mettre le corps » a un puissant pouvoir performatif et visuel qui politise les différences corporelles (Castelli Rodríguez, 2020).
« Mettre le corps » prend littéralement d’autres dimensions, en donnant forme à des manifestations dont le fonctionnement est favorisé par l’assemblage de corps-personnes (Castelli Rodríguez, 2020) et de corps-objets, sans lesquels les possibilités de participation des personnes handicapées seraient inexistantes. Par conséquent, ces marches communiquent bien plus que ce que les slogans de revendication démontrent, car elles donnent corps à l’interdépendance et à la vulnérabilité qui permettent, dans le cadre de certaines conditions socio-matérielles et infrastructures spécifiques, la permanence ou la dépossession de certains corps (Butler, 2019).
Dans ce contexte, la présente étude1 vise à comprendre le déploiement des corporalités et des alliances tissées parmi les personnes qui ont participé à la marche du handicap du 3 décembre 2019 dans la région métropolitaine du Chili.
Outils théoriques : la vulnérabilité partagée et l’interdépendance comme moteurs de la mobilisation
Cette section explique certains concepts théoriques utilisés pour analyser et interpréter les données.
La configuration de la corporalité inclut l’incarnation des cadres de signification sociaux et constitue l’un des processus de base de la constitution de l’action. L’action en tant que processus repose sur l’existence d’agents capables de participer matériellement et symboliquement aux cadres de signification correspondants (García, 1994). Dans ce cas, les marches de protestation ont été conçues à partir de corps capables de se déplacer, d’articuler des cris et des chants, pratiques auxquelles on attribue le pouvoir symbolique de la collectivité, de la mobilité et de la visibilité (Beasley, 2020). En réfléchissant à ces cadres de signification dans les marches aux États-Unis, Vanessa Beasley (2020) affirme que les personnes handicapées ont été historiquement exclues, en raison d’arguments capacitistes qui sont également présents dans la défense contre l’inégalité raciale et de genre, et qui font appel à l’égalité des droits basée sur l’égalité des capacités physiques et intellectuelles. Ces arguments, présents dans les marches, les discours et les lois, conduisent en fin de compte à ce que les personnes handicapées ne soient pas considérées comme des citoyens égaux (Beasley, 2020). Cependant, malgré les impossibilités ou les exclusions de cette action, les personnes handicapées résistent à partir de leur existence et de leur apparence. Leurs marches permettent d’accéder à de nouveaux cadres de signification et remettent en question les présupposés d’autonomie et d’autosuffisance individuels, une question clé dans la lutte politique d’aujourd’hui (Butler, 2017).
Ainsi, Judith Butler (2017, 2019) a proposé la vulnérabilité corporelle en tant que moteur de l’activisme politique et la mobilisation des corps comme forme de résistance collective aux blessures imposées qui conduisent à une dépossession forcée et spécifique (Butler et Athanasiou, 2022). Cette vulnérabilité est partagée, cette condition est inhérente aux corps et à leur relation à l’altérité, et nous permet de nous penser comme des êtres interdépendants et relationnels. Cette altérité avec laquelle nous sommes en relation n’est pas seulement humaine, elle est aussi incarnée par les institutions, le monde social et tout ce qui permet ou limite l’existence sociale. Cette interdépendance nous expose en même temps à une vulnérabilité différentielle résultant de processus de précarisation et d’inégalité (Butler 2019 ; Butler et Athanasiou, 2022). Se percevoir comme des êtres vulnérables, c’est reconnaître notre dépendance fondamentale à l’égard des autres et du monde qui nous soutient et permet ainsi notre propre viabilité (Butler, 2017). Ainsi, le sujet du handicap émerge dans des situations d’interdépendance avec son contexte. Les situations de handicap, de discrimination et d’exclusion sont le produit du manque d’accès adéquat à la santé, de ressources économiques ou d’autres violences réparties de manière inégale dans la société et avec lesquelles les personnes handicapées doivent gérer les vulnérabilités particulières de leur corps. Par conséquent, la lutte politique est une lutte pour la survie du corps et ce caractère incarné de la lutte politique conçoit le corps comme l’objet des manifestations (Butler, 2019).
Par conséquent, la vulnérabilité et la résistance se produisent simultanément, car les corps se rassemblent pour démontrer ce que signifie persister en tant que corps dans ce monde, ses exigences de survie et les conditions pour que cette vie corporelle vaille la peine d’être vécue (Butler, 2017). Butler (2017) établit une distinction entre la précarité (precariousness) et la précarité différentielle et spécifique ou la précarisation (precarity) (Butler, 2019). La première est comprise comme une fonction de la vulnérabilité sociale et la condition d’exposition de chacun qui prend toujours une forme politique, liée à la vulnérabilité partagée décrite ci-dessus. La seconde est conçue comme une situation biopolitique généralement produite par les institutions gouvernementales et économiques, qui génèrent une allocation inégale des conditions requises pour une vie digne, conduisant à l’expérience de la détresse et de l’échec moral. Dans ce contexte, les assemblées publiques constituent une alternative éthique et sociale de responsabilité collective qui, fondée sur la reconnaissance de la dépendance mutuelle, ouvre la voie à de nouvelles formules collectives et institutionnelles de gestion de la précarisation (Butler, 2019). En ce qui concerne les manifestations du handicap, nous pouvons reconnaître des demandes de responsabilité collective en lien avec la fourniture de services opportuns, de soutiens nécessaires à la survie, en changeant la rationalité néolibérale de l’autosuffisance (Suazo et Reyes, 2019).
À partir des courants intersectionnels, le développement de la théorie crip a mis l’accent sur le corps à partir d’une position différente et distanciée du modèle biomédical, en problématisant les articulations entre le néolibéralisme, la postmodernité et les régimes d’hétérosexualité et de capacité physique obligatoire (McRuer, 2006). Comme la théorie Queer, la théorie Crip fait référence aux corps non normatifs et stigmatisés. Crip vient de cripple et sa théorie émerge comme une critique des études exclusivement axées sur le handicap, offrant un cadre d’analyse qui entrelace les catégories du genre, de la race (racisme), de l’ethnicité, du handicap, de la sexualité, de la classe sociale et de la nationalité, entre autres (del Pino, 2019). Au-delà du débat sur la dénomination, cette analyse nous permet d’envisager la précarisation de manière plus complexe, à partir de diverses positions sociales et d’une compréhension de la capacité d’action autonome (agency) fondée sur une vulnérabilité partagée et une précarisation inégalement répartie. Les alliances, qui peuvent se produire de différentes manières et en tant que formes de résistance, prennent alors de la valeur. Pour Haraway (2019), les relations complexes qui constituent la vie corporelle vont au-delà des formes idéales de l’humain. Elle pose donc l’humain comme dépendant d’un ensemble de relations sans lesquelles il n’existerait même pas. À la suite de Butler (2019 ; 2020), les corps en alliance (humains et non-humains) se coalisent donc autour de la précarité, pour exiger la permanence, leur préservation et les conditions d’une vie vivable. À partir de cette vulnérabilité inhérente, il s’agit alors de tisser des alliances et des collectifs plus puissants qui nous permettent, selon les termes de Haraway (2019), de faire face à des « temps peu prometteurs » (p. 94).
En ce qui concerne l’espace public, nous considérons deux dimensions du débat, d’une part, la thèse de l’espace public urbain en tant qu’espace contesté en ce qui concerne ses significations et ses utilisations (Delgado, 2004 ; 2007) et, d’autre part, le débat féministe sur la distinction et la fracture entre le public et le privé et le débat sur qui peut apparaître dans la sphère publique (Butler, 2019).
Du point de vue du handicap et de la justice spatiale, il est reconnu que l’environnement bâti est façonné par des conceptions capacitistes, étant conçu en fonction d’une corporalité « normale » (Rieger, 2023). L’espace urbain entrave donc la mobilité des personnes handicapées et des autres personnes qui ne se conforment pas aux normes de fonctionnement. En soi, c’est déjà une raison de mettre sous tension l’utilisation de l’espace public dans la manifestation, ce qui donne lieu à des mobilisations. Pour Delgado (2007), la mobilisation est un comportement collectif doté d’un potentiel de transformation, qui conteste les logiques dominantes d’occupation de l’espace public, afin de devenir un espace rituel.
La manifestation de rue met en évidence les contradictions et les tensions sociales existant à un moment donné dans la société et les personnes qui se rassemblent objectivent un groupement humain provisoire convoqué en fonction d’intérêts et d’objectifs collectifs spécifiques, elles provoquent un événement à fort contenu émotionnel (…) Elles savent, maintenant avec certitude, qu’elles ne sont certainement pas seules (Delgado, 2004, p.136).
Cette collectivité est nécessaire, car les conditions de protestation dans l’espace public ne garantissent pas nécessairement la sécurité corporelle dans cette quête de justice et se maintiennent justement par le manque de reconnaissance de la vulnérabilité inhérente à la condition humaine (Butler, 2017). La mise en scène du corps nécessite des ressources de subsistance de base : nourriture, abri, protection, liberté de mouvement, travail, soins médicaux et nécessité de faire appel à d’autres corps pour survivre. La mise en lutte du corps constitue finalement la reconnaissance de toute l’humanité en tant qu’êtres relationnels et interdépendants situés dans des positions de pouvoir inégales (Butler, 2019).
Traditionnellement, la sphère publique a été différenciée comme le lieu de la capacité d’action autonome, c’est-à-dire d’action et d’indépendance, de la sphère privée, associée à la dépendance et à l’inaction. À partir de la philosophie de l’interdépendance, cette dichotomie est brisée et la capacité spécifique de la parole en tant qu’acte politique qui dévalorise les formes d’agency et de résistance de ceux qui sont considérés comme dépossédés et pré-politiques est réfutée (Butler, 2019). Les personnes handicapées qui participent à des mobilisations revendiquent ce que Butler (2019) appelle le droit d’avoir des droits, par leur persistance et leur utilisation de l’espace, ce qui ne peut se faire qu’avec des soutiens matériels et l’alliance entre ceux qui participent à la mobilisation.
Méthodologie
La recherche analytique a été menée dans la perspective méthodologique de la sociologie visuelle (Pauwels, 2010). L’analyse de l’utilisation des données visuelles répond à une approche épistémique, ce qui implique – en plus de l’utilisation illustrative et sémiotique – la réflexion sur les conditions de production des objets visuels, leur historicité et leurs relations avec le contexte culturel (Hernández, 2006). Par conséquent, le matériel utilisé était basé sur des photographies en tant que données empiriques et construites (Harper, 2015), prises dans des contextes réels d’une marche organisée par le Colectivo Nacional por la Discapacidad de Chile (CONADIS), avec qui on avait convenu de faire un enregistrement visuel de la marche. L’équipe de travail sur le terrain s’est concentrée sur la coordination des horaires et des principaux objectifs à documenter, développant un processus d’enregistrement spontané, large et ciblé sur l’hétérogénéité de la marche en fonction de l’utilisation de l’espace public, de la relation entre les participants à la marche et des caractéristiques ou expressions spécifiques des participants. Étant donné la spontanéité de cet événement historique, le cadre théorique et méthodologique de ce manuscrit a été développé ultérieurement.
La stratégie d’échantillonnage a été choisie à dessein, en sélectionnant huit photographies de la marche du 3 décembre 2019 sur la base de critères d’hétérogénéité des sujets présents, de pertinence par rapport à l’objectif de l’analyse, de capacité à synthétiser la marche et de concert entre les membres de l’équipe de recherche sur leur incorporation. Ces critères ont été appliquées comme décrit dans le tableau 1.
Tableau 1. Critères de sélection préétablis pour la sélection des photographies, préparés par les auteurs.
Critère |
Description |
Hétérogénéité des participants |
Des images de personnes en relation les unes avec les autres pour caractériser et représenter les marcheurs de manière générale. |
Pertinence par rapport à l’objectif de l’analyse |
Exercice de citoyenneté en relation avec d’autres objets tels que des affiches, des dispositifs, des aides techniques, etc. |
Capacité de synthèse de la démarche |
Images de personnes en relation avec l’espace public accessible ou inaccessible pour illustrer l’exercice de la citoyenneté. |
Accord entre l’équipe de recherche sur son incorporation |
L’équipe établit qu’il existe un consensus sur le fait que le registre répond au mieux aux critères précédents. |
Technique de production de données
Dynamique de l’enregistrement. Le processus d’enregistrement a été réalisé par l’équipe de terrain. Il s’est articulé autour d’un « travail préalable » de coordination avec la CONADIS, et d’un « travail pendant la marche » centré sur l’organisation des espaces pour l’AB (accompagner et guider les inscriptions nécessaires) et l’enregistrement photographique (JM). De brèves réunions ont eu lieu pendant la marche pour évaluer l’avancement de l’enregistrement, le respect des critères d’enregistrement ou les ajustements logistiques. Le travail réalisé postérieurement à la marche peut être scindé en deux étapes, celle de « déchargement et de stockage », et celle de la « sélection des enregistrements », fondée sur l’analyse de la qualité et de la pertinence, en particulier lorsqu’il y a eu des enregistrements en rafale. Enfin, une étape de traitement et de développement numérique a été nécessaire pour s’assurer que les caractéristiques de l’image permettent la visualisation d’objets clés, telles que la luminosité, le contraste, la résolution, entre autres.
Caractéristiques de l’équipement. Pour accompagner la démonstration, du matériel et des accessoires ont été utilisés pour faciliter un enregistrement flexible et de haute qualité, capable de capturer les échelles urbaines, collective et individuelle. Un appareil photo reflex numérique Nikon D7200 a été utilisé, avec les objectifs AF-S DX NIKKOR 18-55 mm f/3.5-5.6G VR II et AF-S DX NIKKOR 35 mm f/1.8G, capturés au format RAW à une taille de 24 mégapixels, et stockés sur une carte SDHC SanDisk Extreme PRO de 64 Go. En général, compte tenu des conditions de luminosité au moment de l’appel, les enregistrements ont été réalisés avec des paramètres ISO compris entre 100 et 320, un temps d’exposition compris entre 1/500s et 1/3200s et une ouverture comprise entre f/1,8 et f/4,5. Le développement numérique a été réalisé avec Photoshop Lightroom Classic.
Technique d’analyse des données. Une analyse a été développée en prêtant attention aux éléments des photographies tels que les slogans, les affiches, les écrits, les gestes, les mouvements, les objets, ainsi qu’aux éléments du contexte, fournis par les notes de terrain de l’équipe de travail déployée le jour de la marche. Les personnes qui apparaissent sur les photographies n’ont pas participé à l’analyse des photographies, de sorte que nous supposons certains aspects des données visuelles, comme le genre auquel elles s’identifient, raison pour laquelle l’analyse des résultats est limitée au binaire homme-femme basé principalement sur l’expression du genre. De cette manière, les personnes qui ont pris les photographies et qui ont été témoins oculaires de la situation analysée ont interprété les photographies, en apportant des connaissances issues de leur expérience directe d’observation et de participation sur le terrain. À partir de cette observation, les images obtenues ont pu être interprétées de manière pertinente en fonction du contexte dans lequel elles ont été produites (Fernández Droguett et Hermansen Ulibarri, 2009), établissant la possibilité d’une construction intersubjective des données visuelles. Dans cette ligne, l’analyse s’est concentrée sur l’interpellation que la dimension visuelle fait aux discours, aux subjectivités, aux mémoires collectives et aux identités politiques, de manière complémentaire et singulière au langage verbal, nous permettant d’identifier et de problématiser les caractéristiques du phénomène étudié (Fernández et Hermansen, 2009).
L’équipe de recherche a effectué trois cycles d’analyse du registre sélectionné : un premier moment d’analyse empirique individuelle et collective du registre de photographies. Un deuxième moment d’interprétations émergentes et théoriques des photographies sélectionnées. Et enfin, un moment de synthèse de l’analyse théorique-émergente du registre et de l’analyse globale des interprétations.
Aspects éthiques
L’évolution des manifestations depuis le 18 octobre 2019 a donné lieu à un important travail d’enregistrement à des fins de mémoire politique et de recherche. Cependant, compte tenu de la spontanéité du processus, l’élaboration d’un protocole de recherche et son examen par un comité d’éthique n’ont pas été possibles. Néanmoins, nous considérons que cette recherche est conforme à l’éthique située (Miguélez, 2016) dans le domaine du handicap et des luttes politiques. Premièrement, l’enregistrement a été convenu avec l’équipe organisatrice de la marche (de la CONADIS), deuxièmement, les personnes photographiées ont donné leur consentement oral pour l’être. Troisièmement, le cadrage et les informations montrées correspondent à l’intention de communication des personnes, c’est-à-dire qu’elles communiquent ce qu’elles veulent montrer (corps, affiche, etc.). Bien que les personnes aient consenti à être photographiées, elles n’ont pas été spécifiquement informées de cette publication, c’est pourquoi leurs visages ont été anonymisés.
Résultats et discussion
Contextualisation et caractérisation de la marche
L’année de la révolte sociale a donné lieu à l’organisation de réunions urbaines, de rassemblements et de nouvelles organisations sociales. Dans le cas du handicap, deux assemblées municipales ont été organisées à Santiago, dirigées par des personnes handicapées, dont l’objectif était de discuter de leurs revendications dans le cadre d’une vie digne et de leur reconnaissance historique en tant que sujets de droits (Gutiérrez, Lapierre & Ramírez, 2022).
Dans la même dynamique, une marche a été organisée sur l’avenue principale du centre-ville de Santiago, « La Alameda », entre le Centre culturel Gabriela Mistral (GAM) et le Palacio de La Moneda, le palais gouvernemental, centre du pouvoir exécutif au Chili (Figure 1). Elle a été coordonnée avec d’autres régions et communes du pays (CONADIS, novembre 2019) où des manifestations étaient également organisées. La plupart d’entre elles avaient déjà eu lieu les années précédentes, tous les 3 décembre. La particularité de 2019 a été sa massivité et, pour le collectif organisateur de Santiago, l’unification de douze points qui prenaient en compte les revendications historiques de différents secteurs du champ du handicap.
Pour la marche de 2019, le centre culturel GAM de Santiago a été choisi comme point de rencontre, vu qu’il est spacieux et dispose de toilettes accessibles. Le rendez-vous a été fixé à 11 heures, car c’est une heure où il y a moins de trafic dans les transports publics, ce qui a facilité l’arrivée des participants. La Plaza Baquedano n’a pas été choisie comme point de rencontre, comme c’est souvent le cas pour les manifestations à La Alameda, parce que la station de métro Baquedano était fermée et que les trottoirs et les rues avoisinantes étaient en mauvais état en raison des manifestations des jours précédents, ce qui rendait la mobilité difficile. L’espace ouvert du GAM a facilité la rencontre et la réalisation de Cuerpos pintados (corps peints), avant le début de la marche. Un groupe de personnes handicapées a mené la marche en utilisant leurs corps comme une toile diffusant les slogans dans les rues. En outre, l’organisation disposait de bénévoles, recrutés surtout dans les universités, qui fournissaient de l’aide, de l’eau et de l’accompagnement. Ils se distinguaient par le port d’un ruban vert au bras.
Dans ce qui suit, les résultats sont organisés en trois catégories centrales : « Corps assemblés », « Mettre le corps et prendre soin du corps » et « Luttes pour une vie digne à partir du handicap ». Ces catégories rendent compte des revendications des personnes handicapées pour le droit à la reconnaissance, de la résistance dans la lutte sociale et des propositions de nouvelles solutions pour une vie digne (Butler, 2019). Les résultats sont présentés avec une sélection de photographies, montrant l’affichage des corporalités et des alliances lors de la marche du handicap du 3 décembre 2019.
Corps assemblés : assistance, interdépendance et continuité corps-objet
Les personnes handicapées de tous âges ont participé à la marche en compagnie de mères, de partenaires et d’amis, principalement des femmes, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’elles soient surreprésentées dans les tâches de soins et dans les emplois associés aux services de réadaptation et de soins. En outre, et toujours dans le contexte des marches, ce sont principalement les femmes qui accompagnent les personnes handicapées (Castelli Rodríguez, 2020 ; López-Radrigan, 2023). Ces personnes portent également des pancartes ou d’autres objets pour s’identifier comme des personnes qui font partie de la marche. Elles ne sont donc pas seulement des accompagnatrices, mais plutôt des alliées. Selon Gruenberg et Saldivia (2022), les alliées sont des personnes politiquement construites qui, sans vivre ou s’identifier à la position d’oppression, en l’occurrence le handicap, adoptent un comportement critique à l’égard des privilèges de leur propre groupe, tout en manifestant publiquement leur défense du groupe opprimé, en tenant toujours compte des demandes et des besoins de ce groupe.
La photo no 1 montre les demandes qui ont été énumérées dans la pétition précédemment approuvée dans les réunions de la ville : l’existence d’un « ministère du handicap », la « garantie des aides techniques », l’« accès à la santé et à des pensions décentes », l’« accessibilité universelle » et, enfin, la « loi sur les aidants ». Cette dernière revendication est écrite en petits caractères, alors même que l’espace sur la pancarte était épuisé, cette demande de législation reconnaissant le travail d’assistance, principalement effectué par les femmes membres du groupe familial, apparaît. Les deux personnes accompagnent l’affiche d’un collier composé de boîtes de médicaments recouvertes du symbole $ (peso). Ces pratiques discursives et non discursives exigent de nombreuses réponses institutionnelles (et de meilleure qualité) qu’elles considèrent comme nécessaires à leur bien-être, comme la création de lois permettant l’accès aux services de santé, aux dispositifs d’assistance et aux dispositifs pharmacologiques. Il ne semble pas y avoir de critique directe du modèle médical du handicap, dont la caractéristique principale est la réduction du handicap à un problème individuel nécessitant une cure ou un traitement afin de se rapprocher le plus possible des paramètres du corps normal ou capable (Zaks, 2023). Au contraire, l’accès aux services de santé et d’accompagnement est revendiqué, en dénonçant leur coût excessif. Il est courant dans le mouvement latino-américain du handicap (Inetti, 2018 ; Yoma, Passini et Burijovich, 2018 ; Zubiría, 2012), que les revendications d’un cadre institutionnel qui garantisse les droits prennent une plus grande importance, car le handicap croise de multiples inégalités économiques qui résultent en un manque important de protection sociale, carences qui sont le lot des sociétés néolibérales. Par conséquent, même dans les luttes où le handicap est considéré d’un point de vue social, les lacunes administratives et scientifiques en matière de soins de santé font que les demandes souvent codifiées en termes médico-physiologiques persistent (Zubiría, 2012).
Ces demandes montrent la nécessité et la capacité d’affecter les corps, en particulier les corps handicapés, par le biais du système de protection sociale, ce qui est un signe de la vulnérabilité reconnue comme une condition relationnelle et humaine. En ce sens, l’interdépendance est évidente avec les services médicaux et technologiques, et avec la réponse sociale organisée à ces besoins de santé (système de santé et d’assurance).
Au cours de la marche, les sujets se tiennent compagnie, mais les objets les accompagnent également. D’après ce qui apparaît sur la photographie no 2, on reconnaît un assemblage de corps et d’objets, une continuité se produit qui permet de percevoir le chemin et d’orienter la marche. D’après les notes de l’équipe de terrain, la plupart des personnes aveugles se déplacent en groupe, avec l’appui de cannes, de tierces personnes ou de chiens d’assistance. Cet assemblage de corps-objets permet l’apparition, dans l’espace public, « d’un exercice performatif du droit d’apparaître » (Butler, 2019), qui montre les relations d’interdépendance que nous établissons avec d’autres êtres, humains et non humains, des organismes et des machines, comme un cyborg (Haraway, 1991), qui perturbe les frontières entre l’individualité et la collectivité, l’organique et la machine, le handicap et la capacité.
Les dispositifs d’assistance sont connus sous le nom d’aides techniques, qui constituent l’une des revendications des personnes handicapées, car leur utilisation permet de se déplacer et, partant, de vivre en société de différentes manières. Ces artefacts ne sont pas inoffensifs ou neutres : ils ne sont pas seulement des ressources, mais se constituent en acteurs, qui exercent une action dans les relations et les actions de la vie quotidienne (Latour, 2004). En ce sens, les objets ne sont pas compris comme une ressource matérielle, dominée par la culture, mais comme une partie des réseaux quotidiens de production de connaissances (Haraway, 2019). Les objets sont des agents coproducteurs de la réalité sociomatérielle, pas seulement une extension du corps, comme dans le cas d’une canne ou d’un chien d’assistance, mais ils permettent plutôt l’extension des espaces vers le corps, participant à un maillage spatiocorporel de corps-objets et de continuité humains et non humains, qui sont interrogés et exprimés de manière interdépendante (Callén et Pérez-Bustos, 2020). Cet usage et cette revendication des aides techniques (et d’autres appuis) confirment donc l’interdépendance dans des relations humaines multiples et plus qu’humaines.
Différents clichés de la marche montrent également l’utilisation de slogans issus d’autres mouvements et de revendications qui ont fait partie de la révolte sociale d’octobre 2019 (Jiménez-Yañez, 2020). Par exemple, le slogan « No más AFP » (plus d’AFP) écrit sur le corps de la femme (photo no 2), avec des lettres noires et un fond jaune. De plus, son torse nu est recouvert de symboles de $ (peso) et la personne qui l’accompagne porte un ruban vert du mouvement féministe qui revendique le droit à l’avortement. Cet assemblage de répertoires de protestation est signifié par le corps féminin (torse nu) et par le corps, qui était un répertoire commun dans les expressions de l’activisme artistique féministe avant et pendant la révolte sociale (Bronfman & Bronfman, 2022). Cela montre la présence de femmes handicapées dans les mouvements féministes au Chili, qui rendent visibles les exigences communes et particulières du handicap.
L’utilisation de dispositifs tels que les aides techniques est à la fois nécessaire et stratégique, car elle permet aux personnes de fonctionner dans leur environnement, en l’occurrence de se déplacer lors d’une promenade. La photographie no 3 montre une femme utilisant deux aides techniques essentielles pour participer à cet espace. D’une part, le fauteuil roulant semi-actif qui nécessite une tierce personne pour le déplacer, mais qui peut également être déplacé par la personne elle-même à la force de ses bras. D’autre part, elle dispose d’une canne canadienne, dont la fonction est de soutenir le poids pendant la marche et donc d’alléger le poids impliqué dans le déplacement du corps d’un pas à l’autre. La femme peut donc utiliser l’un ou l’autre dispositif en fonction de ses besoins de soutien, de son sentiment de confort, des conditions de l’espace et du niveau d’encombrement. La continuité corps-objet répond ainsi au rapport à l’espace public et aux exigences qu’il impose aux corps qui le traversent. Dans le contexte de la manifestation de rue, il peut être plus facile de se déplacer avec une chaise et le soutien d’une autre personne qu’avec une canne canadienne.
Sur l’image, il est possible d’identifier d’autres objets typiques d’une manifestation, tels que des sifflets et des trompettes, dont l’utilisation vise à attirer l’attention, à suivre un rythme et à faire du bruit. À l’arrière-plan, la personne au fond, qui semble être une femme, porte un T-shirt avec des lettres en langue des signes et un drapeau mapuche. Dans les deux cas, le peuple-nation mapuche et la communauté sourde luttent pour leur identité culturelle et pour la reconnaissance de leur langue.
Revêtir le corps et prendre soin du corps : reconnaître la vulnérabilité dans la conquête de l’espace public
Le premier rang de la marche était mené par des personnes, pour la plupart des femmes aux corps peints, accompagnées d’autres portant des rubans verts noués sur les bras. Elles apportaient leur aide, en facilitant les déplacements, en mobilisant les personnes en fauteuil roulant qui en avaient besoin, et en portant des banderoles et des affiches. Les organisateurs de la marche ont prévu cette forme d’assistance afin de faciliter la participation des personnes handicapées et de sécuriser leur parcours à travers La Alameda. Compte tenu des manifestations quotidiennes dans le centre de la ville dans le cadre de la révolte, une équipe de bénévoles a été jugée capable de protéger et de faciliter le parcours sans complications.
Des rôles ont donc été attribués : l’équipe des déplacements, qui était chargée de déplacer les fauteuils roulants ou d’autres personnes ayant des difficultés à se déplacer ; l’équipe de l’hydratation ; et l’équipe du maintien de l’ordre et de la sécurité, ce qui signifie qu’ils portaient des kits anti-déchirure, entre autres. L’assistance consistait à soutenir les personnes dans leurs déplacements et à répondre aux besoins d’évacuation en cas d’éventuelles attaques policières. Bien que cette marche ait été autorisée, l’organisation a pris ces mesures en tenant compte des pratiques policières des jours précédents, au cours desquels des personnes handicapées avaient également été réprimées dans leur droit de manifester (González, 2022). Dans ces pratiques, il y a une reconnaissance explicite de la vulnérabilité inhérente à la condition humaine, qui est affectée par le soleil, la fatigue et aussi la vulnérabilité à laquelle les corps sont exposés dans la manifestation, dans ce moment historique, en établissant des stratégies pour se protéger de la répression policière.
Photo no 4. Présence du corps et de soins dans la marche.
Description de l’image : Au premier plan se trouvent plusieurs participantes à la marche, toutes des femmes en situation de handicap, trois en fauteuil roulant et deux debout. À côté d’elles, il y a d’autres personnes, certaines les assistent en poussant le fauteuil roulant et d’autres parlent à côté d’elles. Les femmes handicapées ont le corps peint. Les affiches de la photo, en plus de montrer les corps peints, montrent les exigences de soins et de non-agression des corps handicapés : « La santé comme un droit », « Mettre fin aux électrochocs et à la stérilisation des filles ».
Jorge Muñoz Campos, 2019.
Dans les mouvements féministes et de diversité de genre, le corps a été utilisé comme une forme de protestation, principalement à travers des actes de performance qui permettent d’exprimer des revendications, tout en brisant les limites du genre et de la subjectivité exigées par le système néolibéral (Bronfman & Bronfman, 2020). Les femmes handicapées et non handicapées, qui font également partie du mouvement féministe, utilisent ces répertoires performatifs lors de la marche, montrant, en premier lieu, l’alliance et l’intersection des revendications et le protagonisme des femmes dans le mouvement.
Les actes de performance sont des actions réflexives qui sont délibérément présentées et utilisées dans le cadre de l’activisme artistique par le biais de la théâtralité (Bronfman & Bronfman, 2020). Cette notion se distingue ici de la notion de performativité, qui est à la fois productrice et régulatrice des phénomènes sociaux, tout en y étant liée. Comme le souligne Butler (2016) à propos du genre, celui-ci s’incarne et devient sexe par la réitération d’une norme exprimée dans les discours juridiques et institutionnels. La performativité, conséquence d’une performance, est également imprévisible, donnant lieu à des échecs et à des subversions, et a donc le potentiel de perturber la réitération de la norme (Bronfman & Bronfman, 2020).
L’histoire du handicap révèle que les corps ont généralement été des objets de soins et de rééducation, de sorte que la performance des corps peints dans la marche fracture et subvertit par la désobéissance les régimes capacitistes qui les maintiennent disciplinés. En ce qui concerne les revendications décrites, elles sont différentes, englobant « la santé en tant que droit », « la fin des électrochocs et de la stérilisation des filles ». Ces dernières sont toutes deux des pratiques qui menacent l’intégrité physique des personnes handicapées, visant principalement les corps féminins qui sont le plus souvent soumis à la stérilisation sans consentement et aux pratiques de psychiatrisation et de pathologisation de la santé mentale.
Ces bénévoles ont été recrutées par les organisateurs de la marche, comme une manière de planifier des pratiques de soins qui reconnaissent la vulnérabilité, le besoin de soutien et les conditions différentielles d’apparition des corps dans l’espace public (Butler, 2019). En même temps, dans des espaces proches de la marche, comme le GAM ou la Casa Central de l’Université du Chili, des auvents ont été installés pour permettre le rassemblement de chaises, de boissons et de nourriture.
Comme nous l’avons déjà mentionné, lors des marches précédentes dans le contexte du soulèvement social, la vulnérabilité corporelle est devenue évidente face aux diverses formes de répression policière. En réponse à cette violence, différentes stratégies de soins sont apparues, comme l’autosoin avec des éléments de protection, les soins mutuels à l’aide de l’eau et d’autres antidotes artisanaux contre les gaz lacrymogènes, principalement portés par les femmes, ou encore, la formation de brigades de santé (Betancur, 2023). Dans le cas des marches des personnes handicapées, les menaces ont été modérées. Tout d’abord, cette marche était autorisée, l’interruption de la circulation s’est donc faite avec l’appui des forces policières. Cependant, dans d’autres manifestations, il y a eu des cas de répression contre des personnes non armées, des femmes, des personnes âgées et des personnes handicapées. Par conséquent, des affrontements entre les manifestants et la police n’ont pas été exclus et un système de bénévoles a été mis en place pour faciliter une éventuelle évacuation, en recrutant des personnes issues des programmes d’études dans le domaine de la santé, principalement des femmes issues de cursus liés à la réadaptation. D’autres risques ont également été pris en compte, tels que les températures élevées en décembre et la chaleur due au rayonnement de l’asphalte dans les rues, la fatigue du corps lui-même, ses rythmes et ses exigences, ainsi que la complexité du terrain et le manque d’accessibilité.
Ces pratiques, bien que moins directes ou conflictuelles que celles développées en première ligne des marches pendant toute la durée du soulèvement social, montrent dans leur ensemble des dimensions de réciprocité, de défense collective et de solidarité. Elles posent la question de savoir qui prend soin de soi et des autres, puisque tant les bénévoles que les personnes handicapées elles-mêmes qui ont organisé la marche ont assumé des rôles d’assistance ou de soins pour que la manifestation puisse se dérouler sans heurts. En ce sens, il s’agit de pratiques de résistance qui, en transversalité avec d’autres mouvements sociaux contemporains, s’articulent pour remettre en question les constructions matérielles et symboliques de la ville néolibérale (Orellana, 2022).
Lutte pour une vie digne
Enfin, il convient de mentionner que tout au long de la marche, l’usage de répertoires communs à d’autres marches de l’époque a été observé. Par exemple, les drapeaux noirs mapuches et chiliens ; les casseroles et les masques de protection pour se protéger de l’air chargé de particules de gaz lacrymogène libérées par la répression policière des jours précédents.
Concernant les affiches de la photo no 6, certaines d’entre elles font référence à des débats publics actuels. Par exemple, l’affiche sur laquelle on peut lire « #renunciamañalich : notre système de santé est l’un des meilleurs et des plus efficaces de la planète » fait référence à une communication faite à la presse par l’ancien ministre de la santé Jaime Mañalich en novembre 2019, au plus fort de l’effervescence sociale de la révolte, en référence au système national de santé. Ce système est basé sur des assurances privées financièrement inaccessibles pour la majorité de la population nationale. Sur la pancarte « Red UC » fait référence à « UC CHRISTUS », le plus grand réseau privé de soins de santé du Chili.
En ce qui concerne la troisième affiche, faisant allusion à l’infantilisation des enfants handicapés. Elle souligne le fait que les personnes auxquelles on attribue généralement des caractéristiques d’innocence, de naïveté, de candeur, de pureté ou de tendresse, au détriment de leurs droits, sont en particulier les femmes et les filles présentant une déficience intellectuelle.
Ces trois affiches expriment les problèmes rencontrés par différentes générations, liés au logement, à l’accessibilité, aux carences du système de santé qui appauvrissent les familles, et aux stéréotypes capacitistes et de genre qui reproduisent la stigmatisation et l’infériorisation des personnes handicapées dans leur lutte pour être reconnues comme sujets de droits. Ces problèmes liés à la lutte pour la justice sont communs à d’autres situations dénoncées dans la révolte sociale qui menacent la vie digne de la grande majorité de la population nationale (Rodríguez-Venegas et Hidalgo, 2023).
En ce qui concerne la première affiche intitulée « Jusqu’à ce que la langue des signes devienne une habitude », dans un exercice d’intertextualité, l’analyse montre la correspondance entre cette phrase et celle d’une affiche apparue dans la région métropolitaine pendant les premiers jours de la révolte sociale, où l’on pouvait lire « Jusqu’à ce que la dignité devienne une habitude ». Pour la communauté sourde, la reconnaissance de la langue des signes implique la reconnaissance de sa culture et de sa propre langue, qui confèrent la dignité de ce collectif.
Dans le cas de l’affiche « L’État fabrique des personnes handicapées », il convient de noter que du 18 octobre au 30 novembre 2019, 259 personnes auraient demandé des soins ou auraient été orientées vers l’unité de traumatologie oculaire de l’hôpital du Salvador à Santiago du Chili (Rodríguez et al., 2020). Le 20 décembre de la même année, l’Institut national des droits de la personne faisait état d’un total de 359 lésions oculaires causées par des agents de l’État dans tout le pays (INDH, 2019). Cela montre à quel point ces formes de répression et de violation des droits de la personne ont été massives et exponentielles, grâce à l’utilisation de projectiles tirés directement dans les yeux (Ayram & Canelo, 2023).
Cette pratique, outre les graves lésions oculaires qu’elle a entraînées, a généré des déficiences visuelles partielles ou totales (Rodríguez, et al., 2020). Du point de vue de la défense des droits des personnes handicapées, la cécité n’est pas un problème. Le problème survient lorsque c’est l’État qui provoque le handicap. Cette critique pourrait être étendue à d’autres actions ou omissions de l’État qui conduisent au handicap, comme ce qui s’est produit à la suite de divers cas historiques et contemporains de conflits armés en Amérique latine (pour le cas de la Colombie, voir Lopera, Córdoba & Enciso, 2010) : Lopera, Córdoba & Enciso, 2020 ; PAIIS, 2020 ; Valencia & Hincapié, 2016).
La photo no 8 fait référence à la répression policière, aux cas de mutilation des yeux et aux violations des droits de la personne qui ont produit des handicaps tout au long de cette période. Ces impacts ont été compilés et récemment systématisés (Varas et al, 2024).
Par ailleurs, ces affaires ont eu de graves conséquences à long terme : par exemple, quatre personnes se sont suicidées en raison de l’absence de réparation et de soutien de la part de l’État à la suite des violences subies (Rojas, juin 2023 ; Saldivia, juillet 2023). Le mois de juin 2023 a vu le quatrième suicide d’une victime, qui s’est jetée dans le métro pour mettre fin à ses jours. Le 19 janvier 2020, lors d’une manifestation, un carabinier lui avait tiré une bombe lacrymogène au visage à moins de 30 mètres. En 2023, au moins cinq autres personnes avaient tenté de se suicider. Plus de 400 victimes de violences policières ayant subi des lésions oculaires ont par la suite dénoncé leur désespoir face au système judiciaire et le peu d’aide médicale et psychologique qu’elles ont reçue, en particulier pendant la pandémie de COVID-19, lorsque les traitements ont été abandonnés ou interrompus pendant une période prolongée.
La marche du handicap du 3 décembre 2019 est donc imbriquée dans les autres manifestations qui ont eu lieu pendant le soulèvement social, en bénéficiant du protagonisme d’un grand nombre de femmes. Elle montre le collectif du handicap comme un agent politique, qui se positionne à partir de ses expériences et de ses revendications, de l’expérience commune de l’injustice et des désirs de changement, pour exiger la justice sociale et une vie digne.
Conclusions
Cette étude a cherché à comprendre le déploiement des corporalités et des alliances tissées entre celles et ceux qui ont participé à la marche du handicap du 3 décembre 2019 dans la région métropolitaine du Chili. Le travail de terrain et le registre photographique ont permis de mettre en lumière la consolidation politique du mouvement du handicap au Chili, mais aussi la proéminence des corps féminins et de leurs principales revendications.
Nous avons également pu constater les apports et les questionnements du champ du handicap pour les théories de la manifestation et de l’action collective. Même si la marche du 3 décembre 2019 partage des répertoires communs aux manifestations dans l’espace public lors des révoltes sociales des dix dernières années au Chili (Bronfman et Bronfman, 2022), cette manifestation montre des changements au sein de l’image conventionnelle d’une marche. Si la manifestation dans l’espace public est déjà considérée comme une contestation de celui-ci, la contestation est d’autant plus complexe que les personnes qui participent à la manifestation ont été historiquement reléguées dans l’espace familial et institutionnel, défini comme privé, à la fois en raison de leur condition de femmes handicapées ou d’aidantes, et en raison du handicap lui-même. Les corps qui ont participé à la manifestation, principalement des femmes de tous âges, dénoncent les besoins liés à la diversité corporelle dans l’espace public.
D’autre part, cette analyse identifie un exercice de la citoyenneté et de la représentation politique qui exige des soutiens et des adaptations. Dans le domaine du handicap, la représentation politique est rendue possible par des assemblages de soutiens humains et non humains qui facilitent l’apparition et le mouvement dans la sphère publique. Cependant, comme indiqué plus haut, la vulnérabilité est inhérente à l’humanité et va de pair avec l’interdépendance, déployée dans cette marche principalement par les corps féminins, et le continuum stratégique corps-objet-espace. Par conséquent, les ajustements environnementaux et le besoin d’assistance sont la preuve de notre interdépendance et de nos réalités de cyborg. Enfin, les revendications liées au handicap, même lorsqu’elles semblent spécifiques, ne sont pas déconnectées des demandes de la société chilienne opprimée par les conséquences du capitalisme et par l’absence de protection sociale. Le mouvement du handicap est lié aux autres mouvements de la société chilienne, ce que les manifestations de la révolte sociale ont montré. Même si les chemins divergent au sein même du collectif du handicap, tous revendiquent les conditions d’une vie qui vaille la peine d’être vécue (Butler, 2017).
L’analyse développée présente certaines limites qui doivent être prises en compte pour son interprétation. Tout d’abord, il est important d’interpréter et d’analyser les techniques de la sociologie visuelle en considérant qu’elles sont dues à un registre circonscrit à son moment et à sa stratégie d’enregistrement. Les mouvements sociaux sont des processus dynamiques, sensibles aux discussions politiques et à différents processus. Par conséquent, les éléments contextuels immédiats (tels que la manière dont la marche s’est déroulée ou les caractéristiques du jour) ont configuré une dynamique de la marche qui ne la rend pas identique à celle d’une autre époque ou d’un autre espace. En même temps, les processus historiques influencent sa portée. Ceci est pertinent car il s’agit d’un enregistrement de 2019, avant la pandémie et les principaux processus constituants au Chili.
Deuxièmement, le mode d’enregistrement (au sein de la marche) n’est pas en mesure d’englober toutes les formes de représentation politique d’une manifestation. Et bien que cela n’ait pas été voulu, il est nécessaire de considérer que les représentations auditives, collectives et/ou artistiques ne sont pas suffisamment décrites dans ce format, de sorte que d’autres éléments de la corporalité tels que les affects ou les émotions ne peuvent pas être pleinement capturés. Il pourrait être intéressant de compléter avec d’autres modalités d’enregistrement, ou d’autres méthodologies émergentes telles que la photo-ethnographie (Hermansen-Ulibarri et Fernández-Droguett, 2018), afin d’envisager d’autres perspectives.
Enfin, il est important de suivre les processus de collaboration avec ces mouvements sociaux, en particulier avec le mouvement féministe, en renforçant les ponts entre les espaces académiques et les organisations sociales à travers des liens étroits et responsables. Un point important dans la conception de projets de recherche comme celui de cet article est de générer des liens substantiels entre le monde universitaire et les acteurs sociaux afin d’aller au-delà de l’« enregistrement » de l’histoire en développant des alliances engagées qui contribuent à la mémoire et à l’histoire des collectifs sociaux. De cette manière, il est également possible de réaliser un enregistrement qui permette une analyse plus nuancée, basée sur les climats sociopolitiques changeants et l’effervescence de notre époque.