Introduction :
Dans le cadre de la phase actuelle du capitalisme néocolonial, la problématisation du handicap apparaît comme un domaine privilégié pour interroger les processus de normalisation (Rosato & Angelino, 2009 ; Scribano, 2017) qui configurent le social. En d’autres termes, repenser les modes naturalisés selon lesquels les sociétés définissent et gèrent les corps des personnes en situation de handicap, c’est se donner une occasion de comprendre des processus de structuration plus larges ; tels que les formes selon lesquelles sont produits les critères qui déterminent les corps, les émotions, les pratiques et les modes de vie qui seront considérés comme légitimes, visibles et acceptables dans un ordre social donné.
Cette affirmation est particulièrement pertinente si l’on considère les pratiques conflictuelles qui « éclatent » autour du handicap à Córdoba, en Argentine (2022). Ces pratiques cristallisent, dans un temps et un espace donnés, un ensemble de tensions qui « traduisent » (Melucci, 1994) l’état des relations sociales. Ainsi, un groupe de prestataires de soins de santé qui manifestent devant le siège du gouvernement ne constitue pas un fait isolé ni un fait pertinent uniquement pour un groupe restreint de personnes. Au contraire, le conflit émergent constitue, du point de vue que nous nous proposons d’adopter ici, un épiphénomène à partir duquel se manifeste de manière privilégiée le jeu des proximités et des distances qui structure une géométrie des corps comme caractéristique centrale des processus de construction de nos sociétés.
Ce croisement entre conflit, corps et handicap constitue un champ d’études sociales d’une grande pertinence dans le monde latino-américain (Brégain et al., 2022 ; Castelli Rodríguez, 2020 ; Ferrante, 2017 ; Sauzo Paredes & Reyes, 2019 ; Pino-Morán et al., 2021). Des recherches menées au Chili, en Uruguay, en Argentine et en Bolivie mettent en évidence un ensemble de manifestations qui remettent en question et soulignent la persistance du paradigme paternaliste et compassionnel dans les formes sociopolitiques de compréhension du handicap. Dans le même temps, elles soulignent l’importance de reconnaître les corporalités dissidentes dans des contextes où le paradigme des droits humains est un instrument utile pour remettre en question la permanence des politiques et des rationalités néolibérales (Brégain et al., 2022 ; Sauzo Paredes & Reyes, 2019).
De même, à partir de différentes perspectives théoriques et méthodologiques, ces recherches permettent d’aborder le militantisme des personnes en situation de handicap comme un « mouvement socio-spatial », en soulignant son effet décloisonnant dans les sociétés inclusives latino-américaines (Romero Fernández, 2018). En même temps, elles soulèvent la question du commun dans les pratiques qui conçoivent l’activisme en faveur des personnes en situation de handicap comme « d’autres formes du politique » (Sauzo Paredes & Reyes, 2019).
Ces recherches situées mettent en débat diverses « actions emblématiques » (Brégain et al., 2022, p. 3), telles que la participation d’activistes handicapés à des « soulèvements sociaux » (López Radrigán, 2023) et les multiples façons de « mettre son corps » dans la rue (Castelli Rodríguez, 2020 ; Sauzo Paredes & Reyes, 2019). Ces expériences constituent donc des objets sociaux originaux pour interroger les processus de normalisation dans les sociétés latino-américaines.
À la lumière de ces réflexions, il est inévitable que « les corps handicapés » constituent des territoires de conflit, où s’instituent les logiques centrales des antagonismes contemporains, comme la dichotomie normalité/anormalité (Rosato & Angelino, 2009). Ces oppositions se sédimentent sous forme de conditions matérielles, symboliques et cognitivo-affectives qui façonnent les relations sociales. Il est donc nécessaire de comprendre les formes sous lesquelles le handicap est objectivé, tout en devenant le signe d’un « travail presque imperceptible » (Scribano, 2007a, 2007b), inscrit dans les modalités particulières qui configurent la tension entre ordre et conflit social.
Dans ce cadre, c’est en mobilisant une herméneutique du conflit social qui articule des éléments de la théorie de l’action collective et de la sociologie des corps et des émotions que ce travail se propose d’étudier un épisode de protestation qui s’est produit dans la ville de Córdoba, en Argentine, en septembre 2022, à partir de l’ensemble des actions collectives menées autour du mot d’ordre #Noalajusteendiscapacidad. Ces actions, impulsées par l’Assemblée nationale des personnes en situation de handicap et déclinées dans différentes provinces, comprenaient des marches, des campements et des campagnes sur les réseaux sociaux pour dénoncer les coupes dans le système des prestations destinées aux personnes en situation de handicap.
L’analyse s’inscrit dans un contexte où les avancées réglementaires – telles que l’adhésion à la Convention internationale relative aux droits des personnes en situation de handicap et et son élévation au rang constitutionnel, ainsi que la mise en place du Système de prestations d’adaptation et de réadaptation intégrale en faveur des personnes en situation de handicap – témoignent du passage d’une approche « assistancialiste » à une définition des personnes en situation de handicap comme sujets de droit. Cependant, ces avancées sont en contradiction avec les inégalités structurelles et l’exclusion auxquelles cette population est confrontée au quotidien (Danel, 2019 ; Venturiello, 2017).
Les lectures présentées ici s’inscrivent dans le cadre d’une démarche de recherche qualitative qui vise à recenser les acteurs participant aux actions collectives, les moyens d’expression utilisés, ainsi que les sens et les émotions mis en jeu dans ces actions. Conformément à cette approche ethnographique, des journaux de terrain ont donc été rédigés dans le cadre d’une observation participante menée dans les manifestations qui ont eu lieu dans la ville de Córdoba ; journaux de terrain complétés ensuite par le suivi du hashtag #Noalajusteendiscapacidad sur les réseaux sociaux, principalement dans des groupes Facebook et sur des profils Instagram. Dans ce processus, les images-photographies capturées ont constitué un élément clé pour atteindre les objectifs que nous nous étions proposés, dans la mesure où on peut les considérer comme des données visuelles qui renforcent l’articulation entre les ressources expressives, les significations et les identités. Par ailleurs, une revue systématique des sources journalistiques locales (La Nueva Mañana, La Voz del Interior, Comercio y Justicia, El DoceTV) a été réalisée, afin de comprendre la visibilité/invisibilisation du problème. Des entretiens ont également été menés avec des professionnels travaillant dans des institutions dédiées au handicap, ainsi qu’avec des personnes en situation de handicap et leurs familles, afin de compléter l’analyse des significations en dispute autour de la conflictualité du handicap.
Sur la base des relevés réalisés, nous examinons les « messages » (Melucci, 1994) que ces actions collectives émettent, en mettant en évidence la manière dont les tensions entre les droits formellement reconnus et les pratiques institutionnelles qui renforcent la dépendance, la précarité et l’exclusion se matérialisent dans les corps. L’interprétation se concentre sur les ressources expressives « investies » par les acteurs du conflit, en fournissant une clé analytique pour réfléchir aux connexions entre le visible/invisible, le présent/absent, le dicible/indicible autour de la place des corps dans la société cordouane. Ainsi, à partir de la reconstitution des corps/émotions qui émergent comme indicateurs du conflit analysé, l’article s’achèvera en soulignant plusieurs caractéristiques significatives des géométries corporelles contemporaines, intrinsèquement traversées par l’idéologie de la normalité (Rosato & Angelino, 2009 ; Yarza de los Ríos et al., 2020).
Quelques points de départ :
Afin d’expliciter certaines hypothèses théoriques qui guident et structurent la réflexion proposée ici, il convient de poser trois intentions conceptuelles.
a) Tout d’abord, celle de mobiliser certains éléments d’une théorie des corps/émotions afin d’ouvrir d’« autres » voies de compréhension du lien entre handicap et normalisation.
b) Deuxièmement, proposer les bases d’une herméneutique du conflit lié au handicap, en tenant compte de certaines contributions de la théorie de l’action collective qui privilégie les moments expressifs des manifestations du conflit.
c) Enfin, avant de présenter les registres du conflit analysé, formuler une brève contextualisation de celui-ci.
Corps/émotions et handicap
Dès les fondements constitutifs des sciences sociales, la question du corps et des émotions apparaît de manière constante, ces derniers étant conçus comme stratégie de démarcation du social dans le cadre de l’émergence et de la production du capitalisme moderne occidental. À partir d’une sociologie des corps/émotions1, il est proposé de penser le corps comme le locus de l’ordre et du conflit : comme premier rapport au monde et comme substrat (non-essentialiste) de l’énergie sociale disponible.
Dans cette perspective, le corps – conçu comme tension bio-psycho-sociale – permet de comprendre à la fois les disponibilités sociales et les formes de localisation et de délocalisation, traversées par les logiques d’exploitation et de domination dans lesquelles s’inscrivent les corps (Scribano, 2007a). Les différentes politiques du corps, c’est-à-dire les formes acceptées de gestion de la disponibilité des énergies corporelles, constituent un élément central à partir duquel interpréter le jeu des géométries qui construisent les formes spécifiques d’être et de se situer, ainsi que de voir et de sentir le monde. Les notions de « géométries du corps » et de « grammaires de l’action » sont empruntées aux travaux de Scribano (2007a, 2007b). La première fait référence aux configurations du corps dans l’espace social, elles-mêmes structurées par les géocultures et les géopolitiques de la domination, à travers des marques corporelles qui fonctionnent comme des sceaux socialement établis. Quant aux grammaires de l’action, elles renvoient au jeu des dispositions qui découlent des géométries susmentionnées, c’est-à-dire aux possibilités d’action qui délimitent et régulent les pratiques sociales considérées comme acceptables, en correspondance avec ces dispositions corporelles imposées par les coordonnées de domination qui marquent les corps.
Comprendre ces formes de structuration dans/par le corps implique donc de déchiffrer la tension qui s’élabore au quotidien entre impressions, perceptions, sensations et émotions :
Les « pratiques du sentir » structurent les perceptions qui élaborent les médiations sociales des « façons appropriées » de faire usage de l’odorat, de la vue, du toucher, du goût et de l’ouïe. Les manières socialement valides et appropriées de sentir s’entrecroisent avec les logiques des sentiments qui constituent des formes de sensibilité sociale particulières où se nichent les visions, les di-visions et les non-visions du monde naturalisées et donc acceptées et acceptables. (Scribano, 2007a, p. 10)
Aborder la formation de ces vécus et de ces sensibilités implique de les penser intrinsèquement en lien avec la structure du système capitaliste dans sa phase actuelle d’expansion impériale néocoloniale. Une phase dans laquelle le capital se présente comme une force indéterminée et en constante métamorphose, reconfigurant diverses logiques d’expropriation, de prédation, de coagulation et de liquéfaction de l’action. Cela se manifeste tout particulièrement dans les territoires du Sud global, où la reconfiguration quotidienne des mécanismes d’exclusion en vigueur repose sur le caractère « superflu » que semblent acquérir de nombreux corps privés des énergies minimales de re-production (Gómez & Míguez, 2023 ; Kipen, 2012).
Aborder les processus de normalisation sous l’angle des mécanismes de structuration sociale implique de reconnaître leur fonction en tant que dispositifs de contrôle des corps et des sensibilités, en accord avec les logiques d’expropriation propres au système capitaliste dans sa phase néocoloniale. Dans ce cadre, l’idéologie de la normalité agit comme une matrice épistémique et politique qui délimite les marges de l’acceptable et du désirable, instaurant des hiérarchies corporelles à partir de la naturalisation du déficit. Ainsi, le normal et l’anormal ne renvoient pas à des catégories objectives, mais à des constructions sociales et historiques qui structurent les accès différenciés aux droits, aux opportunités et aux façons d’habiter le monde (Kipen, 2012 ; Rosato & Angelino, 2009). Par conséquent, le processus de normalisation lui-même se matérialise dans des pratiques, des dispositifs institutionnels et des politiques des sens qui ordonnent les vies selon un idéal normatif et configurent le handicap non pas comme une condition intrinsèque, mais comme l’effet de processus d’exclusion soutenus dans le temps.
Dans cette perspective, le questionnement sur les emplacements dans lesquels les sociétés cantonnent les corps du handicap2 constitue une interrogation sur la forme de régulation différenciée qui réaffirme les critères de la normalité. Dans cette optique, le handicap peut être lu comme une géométrie du corps dans laquelle se cristallisent les effets de l’idéologie de la normalité et qui permet de retracer la manière dont les relations entre exclusion/inclusion, sensibilité et conflit sont modulées sur le plan affectif. Ainsi, penser le handicap comme un dispositif de normalisation permet de mettre en tension les différentes formes que prennent les logiques d’expropriation des énergies corporelles et sociales, notamment dans les territoires du sud global (Scribano, 2017). Dans ces contextes, la chromaticité des corps – leur intensité, leur présence et leur potentiel de mouvement – est affectée par un ensemble de mécanismes de coagulation de la conflictualité sociale au moyen du travail presque imperceptible de l’idéologie de la normalité, elle-même soutenue par des processus de structuration sociale excluants.
Dans ce cadre, le rapport entre les sensibilités et les politiques corporelles devient central pour comprendre les processus de normalisation qui traversent nos sociétés, associés au déploiement parallèle de dispositifs visant à neutraliser les conflits sociaux. Cependant, les efforts monumentaux déployés pour « normaliser » les corps ne sont pas infaillibles. Chaque jour surgissent des épisodes de « débordements » corporels (Enguix Grau, 2020) qui traduisent non seulement le fait que les sociétés sont structurées à partir de modèles dynamiques et indéterminés, mais aussi que ces épisodes, sous leurs formes mêmes, renferment les clés de compréhension des ressorts d’une société en constante évolution. Ainsi, là où émerge le conflit autour du handicap, s’ouvre une voie d’analyse sur la manière dont se configure la chromaticité des corps, les formes « appropriées » de les ressentir et les liens entre ces relations et la métamorphose des processus d’expropriation des énergies corporelles dans une société en constante transformation.
Action collective, conflit et ressources expressives
En approfondissant les postulats sur les façons de comprendre le conflit social, il convient de souligner que les tensions autour du handicap s’incarnent – entre autres logiques contemporaines de l’antagonisme – dans les corps comme centre de la dispute entre normalité/anormalité (Goffman, 1963 ; Rosato & Angelino, 2009). Cette dichotomie moderne, imprégnée d’un large éventail d’injonctions institutionnalisées, se traduit par diverses conditions matérielles, symboliques et, par conséquent, cognitivo-affectives. Dans cette perspective, l’action collective permet de mettre à l’épreuve « l’acceptable », car elle ouvre en même temps le jeu aux géométries en transformation révélées par le conflit incarné. Ainsi, l’analyse ici proposée vise à explorer le « travail inaperçu » enraciné dans l’in-corporation du social devenu émotion, qui s’exprime dans les instances d’émergence et de visibilité autour des corps et des émotions liés au handicap (Ferrante, 2015 ; Yarza de los Ríos et al., 2020).
Cette puissance herméneutique du conflit repose sur une appropriation conceptuelle particulière (Scribano, 2012a), qui fait la synthèse des contributions de la recherche sur les nouveaux mouvements sociaux (Melucci, 1982, 1994) et de la théorie de la structuration sociale (Giddens, 2015). Concrètement, il s’agit d’examiner l’appropriation du sens de l’action, en étudiant les processus de construction identitaire (Melucci, 1994) à partir desquels les acteurs collectifs définissent leurs intérêts, leurs évaluations symboliques, construisent du lien et, en définitive, expriment leur lutte pour le contrôle des ressources auxquelles ils attribuent une valeur (Melucci, 1982). La capacité des acteurs à se reconnaître et à être reconnus dans un système de relations ne constitue pas, de notre point de vue, une question qui réduirait la problématique à la constitution d’un groupe isolé.
Au contraire, l’identité collective, telle qu’elle est conçue dans ce cadre, porte principalement sur les ressources corporelles/émotionnelles, cognitives et symboliques qui sont liées à la possibilité de saisir, de produire et de s’approprier le sens de l’action. En d’autres termes, l’identité collective est un processus relationnel continu d’investissements, où le corps, les sensations et les récits entrent en tension au sein d’une trame conflictuelle concrète et située. Les différents réseaux sociaux se configurent autour du collectif dans le cadre de relations d’interaction, de négociation et de conflit, relations elles-mêmes placées au sein du champ d’opportunités et de restrictions dans lequel se déroule l’action. Ainsi, en approfondissant les logiques d’inclusion/exclusion qui sous-tendent la géométrie conflictuelle du handicap, on pose explicitement la question des formes que prennent les processus de normalisation sur les corps relégués, invisibilisés et réduits au silence dans les dynamiques de structuration sociale contemporaine.
Telle est donc la question transversale de notre travail : comment s’expriment, dans les épisodes de protestation liés au handicap analysés, les réseaux qui configurent et contestent la définition de la normalité ? Quels sont les débordements corporels qui transcendent les mécanismes et les dispositifs visant à occulter le conflit, et que nous disent-ils sur la politique des sensibilités en tant que caractéristique centrale des processus de structuration sociale en cours ?
Dans le prolongement de ces réflexions, la question des instances expressives du conflit conduit à s’interroger sur la politique des sens dans les processus de normalisation contemporaine (Scribano, 2008). Le tout, en considérant que les pratiques qui donnent de la visibilité aux conflits liés au handicap sont des messages (Melucci, 1994), dotés du potentiel d’exprimer les tensions entre production, continuité et changement du « handicap », en tant que dispositif inscrit dans le système de classification sociale en vigueur (Rosato & Angelino, 2009).
En ce sens, se concentrer sur la manière dont les acteurs expriment leurs revendications lors des manifestations n’est pas une nouveauté ; en revanche, relier ces expressions à ce qui est proposé autour du corps représente une proposition singulière. Ainsi, la potentialité des ressources expressives mises en avant par les corps, en tant que voie pour connaître les sensibilités, peut constituer une voie privilégiée pour repenser le social, comme cela a été proposé. Cette manière particulière de concevoir le potentiel de l’« expressif » met l’accent sur le processus par lequel l’imagination acquiert une importance pour comprendre le social, ainsi que sur les capacités transformatrices que les sujets déploient dans la dialectique de la connaissance et du ressenti, mise en évidence dans le fait de vivre et d’agir collectivement avec les autres.
Selon Scribano (2008) :
rendre explicite ce qui était tacite, c’est dévoiler, décompresser. Dans l’expressivité, le tacite (ce qui est considéré comme acquis conformément aux mécanismes de tolérance sociale et aux régimes de régulation des sensations) se manifeste, se rend présent. (p. 254)
Les ressources expressives déconstruisent et sont utilisées comme produit des sens et, dans le même temps, comme sens en production. Ce sont des ressources non seulement en tant que résultats, mais aussi en tant qu’intrants. Du point de vue des intrants, les ressources sont sélectionnées et utilisées, redonnant un sens à leur position d’origine dans un réseau de significations déterminé ; du point de vue des résultats, les ressources sont filtrées par un processus de production significative qui aboutit à une utilisation novatrice (Scribano, 2003).
Contextualisation : #Noalajusteendiscapacidad
En apportant quelques précisions sur les fondements d’une proposition qui vise à interpréter l’expressivité du conflit autour du handicap comme un moyen d’analyser les processus de normalisation des corps/émotions dans les sociétés actuelles, nous souhaitons poser les bases théoriques de l’approche développée ici. Dans ce cadre, il est nécessaire de contextualiser l’épisode d’actions collectives qui sera analysé dans la partie suivante.
Ainsi, pour comprendre le contexte de la conflictualité autour du handicap en Argentine, il est important de préciser qu’après l’adhésion à la Convention internationale relative aux droits des personnes en situation de handicap (Organisation des Nations unies [ONU], 2006), les divers changements réglementaires impulsés et consacrés par la signature du document susmentionné en 2008ont reçu un accueil très favorable. Le pays a adhéré au traité international et à son protocole en 2007, et en septembre 2008, le Congrès l’a ratifié en même temps que l’approbation de son protocole facultatif par la loi nationale no 26.378. L’État argentin s’est ainsi engagé à mettre en œuvre des politiques, des lois et des mesures administratives garantissant les droits humains fondamentaux de toutes les personnes en situation de handicap (Sanjosé Gil, 2007). Par la suite, en 2014, la Convention a acquis rang constitutionnel par la loi no 27.044.
Cependant, malgré ce « changement de perspective dans la réglementation », les conditions de vie des personnes en situation de handicap sont toujours marquées par l’inégalité, la dépendance, la pauvreté et la discrimination dans les sphères de la vie citoyenne (Banque mondiale & OMS, 2011 ; Ferrante, 2015 ; Institut national de statistique et de recensement [INDEC], 2014 ; Venturiello, 2017 ; Vázquez & Venturellio, 2022).
Ces dernières années, cette adhésion à la convention pourrait être vue comme un marquage transversal non seulement dans les modes de conception des politiques sociales, mais aussi et surtout dans les structures théoriques qui sous-tendent les politiques sociales en matière de handicap mises en œuvre par les États. Sur le plan juridique, les politiques sociales argentines en matière de handicap sont régies par la loi no 22.431 promulguée en 1981 et réglementée par le décret no 498/1983 en 1983, laquelle a créé le « Système de protection intégrale des personnes en situation de handicap ». Ainsi donc, cette réglementation créée à la fin du siècle dernier est toujours en vigueur aujourd’hui et a donné lieu à diverses modifications qui ont abouti à de nouvelles réglementations en matière de sécurité sociale, de régimes de retraite, de pensions d’invalidité, d’allocations familiales, entre autres, à travers respectivement les lois no 20.475, 20.888, 18.910 et 24.714 (Bastons, 2014).
Dans le cadre de ce processus, la certification pour désigner les personnes que l’État argentin reconnaît comme handicapées et qui ont donc droit (ou non) à certains traitements, services, programmes sociaux et autres, a été soumise à différentes procédures et à différents critères. Dès le décret no 1193/98, qui réglemente la loi no 24.901, il est établi que l’octroi d’un certificat de handicap requiert une évaluation préalable du bénéficiaire, à partir de laquelle sont réalisés un diagnostic fonctionnel et une orientation en matière de prestations (Agence nationale du handicap [ANDIS]a, 2020). Les différentes réglementations et politiques en matière de handicap en Argentine intègrent le modèle biopsychosocial adopté par l’Organisation des Nations unies et consolidé dans le certificat unique de handicap (CUD), qui est le document en vigueur permettant de certifier et d’enregistrer cette population (ANDIS, 2023).
En ce qui concerne son fonctionnement, la loi no 24.901 (Système de prestations d’adaptation et de réadaptation intégrale en faveur des personnes en situation de handicap, 1997) élargit la couverture des prestations médicales et de réadaptation, en instaurant l’obligation pour les mutuelles et les assurances privées de garantir ces services (Venturiello, 2017). L’une des politiques sociales réglementées par cette loi est l’obligation pour l’État de garantir l’accès aux prestations de santé de base aux personnes dénuées de mutuelle. À cet égard, depuis 2022, un projet de mise à jour de cette loi est en cours, dans le but de reformuler la logique médicale et « assistancialiste » sur laquelle elle repose largement. L’objectif étant de réadapter les normes actuelles au paradigme des droits humains des personnes en situation de handicap. Il est également envisagé d’introduire une approche axée sur l’inclusion et l’autonomie dans ce processus en dépit du fait qu’il ne soit pas encore terminé et qu’aucun texte définitif n’ait été approuvé (Tauber, 20233).
Depuis 2017, l’Agence nationale pour le handicap (ANDIS) centralise la gestion et la certification du handicap en Argentine, en lieu et place de la Commission nationale consultative pour l’intégration des personnes en situation de handicap (CONADIS) (Pouvoir exécutif national argentin, 2017 – décret no 698/17). Il convient de noter que cet organisme réglemente la délivrance du CUD et coordonne sa mise en œuvre avec les provinces. Ainsi, dans la province de Córdoba, la certification centralisée par l’ANDIS est effectuée par le sous-secrétariat au handicap, à la réadaptation et à l’inclusion, qui dépend du ministère de la Santé du gouvernement de la province de Córdoba. C’est cette instance qui centralise les différentes politiques sociales en matière de handicap et autres accords en vigueur de la province, et elle est placée sous la présidence du sous-secrétariat lui-même depuis 2007.
Pour ce qui est de ce cadre réglementaire, en Argentine précisément, les données statistiques permettant de décrire les conditions de vie de la population des personnes en situation de handicap sont rares. Le « Recensement national de la population, des ménages et des logements » de 2022 a intégré des questions sur la présence de personnes en situation de handicap dans les ménages, et des tests pilotes ont été réalisés au préalable pour évaluer le mode de collecte de ces classifications, mais il n’existe actuellement aucun résultat même provisoire relatif à ces données (INDEC, 2019).
À Córdoba, la délivrance des certificats uniques d’invalidité (CUD) a commencé en 2013. Entre cette date et 2019, environ 95 500 certificats ont été délivrés. Pendant la période de confinement, après une pause initiale, les certifications ont repris en téléconsultation, avec un total de 3 000 CUD délivrés entre mars 2020 et mars 2021 (Sous-secrétariat au handicap, à la réadaptation et à l’inclusion, 2021).
Pour sa part, l’« Annuaire statistique du Registre national des personnes en situation de handicap 2019-2020 » complète ces informations en fournissant des données sur la situation de la population ayant un handicap certifié en matière d’accès à l’éducation, d’alphabétisation et de conditions de logement. À cet égard, il est à noter que 8,7 % de la population ayant un handicap certifié au cours de cette période n’avait pas accès à l’alphabétisation. De même, si 95 % de cette même population résident dans des logements privés, 2,3 % vivent dans des conditions de logement inadéquates, telles que des cabanes, des masures, des chambres sous-louées ou des hôtels, des pensions, des bâtiments non résidentiels ou des logements mobiles (Agence nationale pour le handicap, 2020a).
Dans ce contexte, il faut reconnaître qu’une partie de la population (5 % des personnes avec un handicap certifié) vit dans des logements collectifs (foyers, hôpitaux, cliniques, sanatoriums, résidences, prisons) et que 0,1 % sont sans domicile fixe (ANDIS, 2020). À cet égard, on constate que 8,6 % de la population vivant dans un logement privé se trouvent dans une situation de surpeuplement critique, tandis que 18,9 % se trouvent dans une situation de surpeuplement modéré. Par ailleurs, 8 % ont déclaré ne pas disposer des commodités de base et 29,9 % des personnes avec un handicap certifié ont déclaré ne pas avoir accès aux transports publics à moins de 200 mètres (ANDIS, 2020).
L’« Annuaire statistique 2022 Registre national des personnes en situation de handicap ; Agence nationale du handicap (RNPCD) » intègre pour sa part deux indicateurs pertinents au niveau régional : le recours à des aides techniques et l’orientation des prestations des personnes en situation de handicap avec CUD. Dans la région de la Pampa (qui comprend les provinces de Córdoba, Santa Fe, Entre Ríos, Buenos Aires et La Pampa), 21,9 % ont recours à un type ou un autre d’aide technique (fauteuils roulants et cannes pour l’essentiel). En ce qui concerne l’orientation des prestations4, c’est chez les personnes avec handicap certifié de la région que l’on trouve le pourcentage le plus élevé de réadaptation avec 93,5 %, suivie par le transport (50,5 %) et les prestations éducatives (21,2 %).
Selon le RNPCD de 2023, le pourcentage enregistré dans l’Annuaire statistique de 2020 reste inchangé, où il est indiqué que seulement 12,6 % des personnes ayant un CUD déclarent exercer une activité professionnelle ; 87,4 % affirment ne pas travailler au moment de l’évaluation, dont seulement 4,4 % déclarent être en recherche active d’emploi (ANDIS, 2020b, 2023). Ces résultats permettent d’affirmer que l’accès à l’emploi est l’une des fractures les plus prononcées – et les plus profondes – dans les causes d’exclusion de cette population. En ce qui concerne l’accès à la santé, 43,3 % des personnes titulaires d’un CUD sont affiliées à une caisse d’assurance maladie, tandis que 26,9 % dépendent exclusivement du système de santé publique. En outre, 14 % bénéficient du PAMI, 10,3 % ont accès à des programmes nationaux et/ou provinciaux financés par l’État et seulement 5,5 % ont une assurance maladie privée, ce qui indique une forte dépendance à l’égard du système de santé public.
Dans ce contexte, la conflictualité du handicap s’inscrit dans un processus contemporain de reconfiguration des cadres normatifs, caractérisé par la transition du modèle « assistancialiste » vers le paradigme des droits (Palacios, 2008), dans lequel se consolide un système de prestations sociales spécifiquement destiné à cette population. Cependant, ce scénario coexiste avec des indicateurs qui témoignent d’une précarisation structurelle de la vie des personnes en situation de handicap : la majorité des personnes atteintes d’un handicap physique ou mental ont non seulement des difficultés à accéder à un emploi formel ou informel, mais dépendent également dans une large mesure du système de santé publique ou des programmes d’aide sociale pour garantir leurs soins médicaux (ANDIS, 2023). En termes de logement, les conditions de vie présentent chez elles des niveaux de précarité plus élevés qu’au sein de la population générale et, à Córdoba en particulier, cet écart est encore plus prononcé (INDEC, 2014). Face à cette complexité, il convient d’approfondir notre travail de recherche afin de comprendre comment différentes actions collectives permettent de renforcer l’analyse des significations, des perceptions et des identités autour de ce conflit spécifique.
Actions collectives et handicap : ressources expressives
Au cours du mois de septembre 2022, une série d’actions collectives menées sous les mots d’ordre #Noalajusteendiscapacidad (Non aux coupes budgétaires pour les personnes en situation de handicap) et #DiscapacidadEnEmergencia (handicap en situation d’urgence), organisées de manière centralisée par l’Assemblée nationale des personnes en situation de handicap, ont eu un grand retentissement en Argentine. Ce groupe émergent a organisé des actions dans différentes provinces du pays, en particulier à Córdoba, sous forme de marches, de campements et de campagnes sur les réseaux sociaux, en réponse aux retards répétés dans le paiement des prestations par les mutuelles, ainsi qu’à un contexte plus large de précarisation et de manque de transparence institutionnelle (La Voz, 2022a ; 2022b).
À partir d’un matériau ethnographique collecté au cours de ces actions5, nous analysons ici deux mobilisations qui ont eu lieu dans le centre-ville de Córdoba, menées par un ensemble hétérogène d’acteurs directement touchés par la crise du système de prestations destiné aux personnes en situation de handicap. Parmi les participants figuraient des professionnels de la santé (psychopédagogues, psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, accompagnateurs et accompagnatrices thérapeutiques, entre autres), des transporteurs, des membres de la famille, des responsables d’institutions thérapeutiques et des personnes en situation de handicap usagères du système. La revendication principale portait sur la régularisation des paiements dus, l’amélioration des tarifs et des conditions de recrutement, la débureaucratisation des démarches administratives et la défense du droit à une vie digne pour les personnes en situation de handicap.
Les manifestations ont toutes eu lieu dans le centre-ville entre 18 et 20 heures, avec blocage de la moitié de la chaussée. L’une des manifestations consignées a eu lieu le lundi 5 septembre, depuis le siège de l’APROSS (Administration provinciale de l’assurance maladie de la province de Córdoba) jusqu’au Patio Olmos, un centre commercial situé dans le centre-ville. Le parcours consistait en une marche tranquille, menée par un drapeau blanc portant l’inscription « Non aux coupes budgétaires pour le handicap » et le symbole universel de l’accessibilité, escorté par des pancartes avec des slogans tels que « Pas avec mon fils », « Je ne veux pas partir dans un autre pays, je veux travailler dans le mien » et « Centres agréés en crise ». Le paysage sonore était composé d’applaudissements, de chants de femmes avec des mégaphones, de klaxons de voitures solidaires et de cornes de brume. Parmi les manifestants se trouvaient des enfants tenus par la main par des adultes, des personnes en fauteuil roulant et des groupes identifiables par les drapeaux ou les vêtements des institutions éducatives et thérapeutiques auxquelles ils appartenaient (telles que « El Bonino » ou « Casandra »). Le lendemain, un rassemblement a également eu lieu dans ce même centre commercial, auquel ont participé uniquement les transporteurs, qui ont donné de la visibilité à la mesure en garant les « camionnettes » qui constituent leur outil de travail, accompagnées de ballons et de pancartes.
Dans ce contexte d’urgence, les médias ont ainsi relayé le mécontentement du collectif face à ce qu’il a pu qualifier de « politique d’austérité en matière de handicap » ; c’est-à-dire la suspension des paiements, l’interruption des traitements et l’absence de réponses claires de la part des institutions (La Voz, 2022b ; 2022c). Des organisations telles que l’Assemblée des travailleurs de l’inclusion et des représentants du secteur ont ainsi dénoncé publiquement le manque de transparence administrative, la précarisation du travail et la discrimination systématique à l’égard de celles et ceux qui sont impliqués dans le réseau des soins et de l’accompagnement des personnes en situation de handicap (ElDoce.tv, 2022 ; La Voz, 2022d). Les manifestations ont également mis en évidence la dimension historique de ces revendications : bon nombre des slogans et des exigences s’inscrivent en effet dans la continuité de conflits ouverts depuis au moins 2016, soulignant par là même la persistance de politiques régressives sous différents gouvernements (Comercio y Justicia, 2022).
Parallèlement, la mobilisation à Córdoba s’est répercutée dans plusieurs provinces pour s’étendre au niveau national, avec notamment des campements sur la Plaza de Mayo et une série de pétitions présentées à l’Agence nationale pour le handicap (ANDIS). Sur les réseaux sociaux, la campagne #DiscapacidadEnEmergencia et #Noalajusteendiscapacidad a permis d’amplifier la répercussion des actions dans la société, en interpellant l’opinion publique sur la nécessité urgente de garantir le respect de la loi 24.901 sur les prestations de base pour les personnes en situation de handicap, et en revendiquant le droit à un travail décent pour celles et ceux qui les accompagnent (La Voz, 2022a).
Les caractéristiques sensibles de l’« institutionnalité » : effritement et précarisation
Dans le quotidien de la population en situation de handicap à Córdoba, l’institutionnalité6 est un marquage transversal du corps du handicap. En tant que corps social7, cela se manifeste dans un réseau d’acteurs qui gagnent en visibilité – bien que depuis des positions différentes – au fil des épisodes conflictuels que nous analysons.
Les prestataires de soins de santé constituent l’un de ces acteurs. Que ce soit dans les centres éducatifs thérapeutiques, les écoles spécialisées, les centres de rééducation ou les centres de jour, ces prestataires jouent un rôle transversal et fondamental dans le fonctionnement de la courroie de transmission du système de prévoyance et de soins de santé. La vie quotidienne des personnes en situation de handicap s’organise, dans une large mesure, sur la base des temps et des espaces structurés par les actions et les exigences que ces acteurs « activent » ou « désactivent ».
À Córdoba, les personnes en situation de handicap titulaires du Certificat unique de handicap (CUD) accèdent aux différents services de santé par le biais de programmes nationaux ou provinciaux publics, ainsi que par l’intermédiaire de mutuelles, d’assurances santé privées et de caisses d’assurance maladie, organismes d’assurance santé financés par des cotisations obligatoires. Dans les actions collectives analysées, les revendications liées au retard dans les paiements de ces assurances santé à leurs prestataires ont pris le dessus, comme en témoignent les différents supports graphiques et affiches utilisés.
Photographie no 1. Prévoyance et santé.
Description de l’image : Photographie prise lors d’une manifestation liée au conflit sur le handicap à Córdoba, en Argentine. Au premier plan, une personne tient une affiche sur fond rouge avec de grandes lettres colorées, sur laquelle on peut lire le message suivant : « POUR CHAQUE PRESTATION NON PAYÉE, DES DROITS SONT VIOLÉS ! ». Les mots « NON PAYÉE » et « VIOLÉS » sont surlignés en jaune et vert avec des bords ondulés, pour donner plus de relief visuel au message. La typographie est de style manuscrit, avec des lettres majuscules et des couleurs contrastées (blanc, noir, rouge, jaune et vert) qui cherchent à attirer l’attention des passants. À l’arrière-plan de l’image, on aperçoit partiellement une autre affiche, à côté de plusieurs autres manifestants. La scène se déroule dans un espace urbain.
Source : cliché des auteurs.
Dans ce contexte, le « certificat d’invalidité » (CUD) n’est pas seulement un « ticket » d’accès à l’« assistance », mais surtout une marque identitaire du corps social. Ainsi, le sentiment de « perdre ses droits » se configure comme une expression de cette identité marquée :
Le certificat d’invalidité vous donne la possibilité de bénéficier d’une prise en charge de toute maladie qui vous rend invalide à 100 %. Qu’il s’agisse de médicaments, de programmes de rééducation, de transport… Tout ce qui est inhérent à la pathologie qui vous a rendu invalide, la mutuelle est tenue de le couvrir à 100 %. (Professionnel de santé, Córdoba, 2019)
Ce conflit est principalement mené par les prestataires, en tant qu’acteurs qui révèlent le dilemme de la visibilité/invisibilité du handicap. En même temps, il inclut des revendications associatives, telles que le refus de la restriction des pensions et des prestations, une particularité régionale qui remet en question la normalité biomédicale (Brégain et al., 2022). Il est ainsi mis en évidence que cette problématique est fondamentalement traversée par l’assistance et la réadaptation des corps en situation de handicap, montrant que, dans la chaîne de transmission du système de santé (institutions, prestataires et usagers/patients), les personnes en situation de handicap constituent le dernier maillon de ces coupes budgétaires.
Ainsi, la précarisation que révèle cette chaîne « frappe » de manière différenciée la vie quotidienne des agents : le non-paiement conduit, dans de nombreux cas, à la disparition d’unités de production – petits prestataires de services – ; tandis que, pour les personnes en situation de handicap, ce même défaut de paiement signifie non seulement un nouvel obstacle à la concrétisation des droits (supposément) consacrés, mais surtout un « contrepoids » qui se ressent dans le corps et affecte ses potentialités d’action. Lorsque la loi garantit, par exemple, le droit à la mobilité et au transport (loi no 24.901, art. 34, 1997), mais que les prestataires de ces services ne peuvent pas transporter les personnes vers les centres de santé, le corps social expose les inerties d’une société qui consacre les différences : les contours du corps en situation de handicap qui ne peut « payer de sa poche » se dessinent concrètement à partir de l’absence des prestataires.
En d’autres termes, dans l’entrave aux potentialités d’action de la population en situation de handicap – qui a encore pour corrélat presque univoque son assignation au domaine de la santé (Ferrante, 2014 ; Palacios, 2008) –, l’effondrement des prestations devient un point nodal de la superposition des marques d’exclusion quotidiennes. Le corps social du handicap qui ne se rend pas chez l’orthophoniste pour suivre son traitement voit s’accentuer sa mise sous silence ; de même, celui qui n’a pas accès au spécialiste en psychomotricité voit délimitée sa possibilité/impossibilité de mouvement dans des environnements handicapants comme celui de Córdoba.
La grammaire qui structure l’action de l’État en termes d’« assistance » affecte les possibilités d’autonomie/dépendance des personnes en situation de handicap (De Sena & Scribano, 2014). La personne assistée est définie comme telle parce qu’elle n’a pas la capacité de rompre le lien de dépendance qui la constitue par rapport à « l’autre » qui satisfait sa demande/besoin. Mais dans ce contexte d’« effritement » (Castel, 2002), où les institutions ne « tiennent » même pas leurs « promesses » dégradées de conditions « minimales », les géométries des corps émergents montrent les effets de la superposition des privations. Cela met en évidence un nouveau chapitre dans une longue généalogie, où chaque couche ajoute un nouvel obstacle et multiplie les inerties : auparavant, les personnes en situation de handicap n’avaient ni prestations ni droits, aujourd’hui elles n’ont pas de droits respectés et encore moins de prestations. La précarisation de la vie quotidienne devient une « constante », à laquelle s’ajoute désormais la couche de la « promesse non tenue » du droit : cette nouvelle peau gagne en visibilité dans la protestation, traduisant la façon dont la précarité et l’effritement qualifient un nouveau chapitre de la « normalité » dans la structuration des corps du handicap.
La visibilité des « absents » : « failles » structurelles
En lien étroit avec ce qui précède, il est intéressant d’observer comment une géométrie de la précarité, émergeant de l’effritement institutionnel, correspond à une grammaire de l’action particulière des personnes en situation de handicap. La puissance du processus de normalisation, dans un contexte de complexité croissante, exige un travail politique minutieux sur « le visible », qui vise à « occulter » tant les traits considérés comme abjects que les échos identitaires liés à ces « corps dissidents ».
L’uniformisation des corps et des identités apparaît comme une condition nécessaire à la reproduction, ainsi qu’un trait central sur lequel se concentrent les investissements énergétiques et émotionnels des sociétés. Avoir un corps « différent » et se percevoir « en deçà » des identités « acceptées » constitue, dans ce cadre, une offrande à l’ordre sacré de la normalité. Dans cette optique, on peut dire que les manifestations analysées ont ouvert une « boîte de Pandore » sur ce que signifie être différent et se montrer. Il a déjà été précisé que, dans le cadre de la perspective suivie ici, la question de l’identité collective renvoie à la tension qu’impliquent l’interaction, la négociation et le conflit qui se déploient dans l’action collective. Surtout, la question du nous qui configure la population des personnes en situation de handicap comme un acteur collectif intrinsèque de cette trame conflictuelle, apparaît dans les manifestations que nous observons comme un moment expressif particulier de ce qui nous intéresse ici.
Reprenant l’idée du « dernier maillon » de la chaîne précarisé de la prestation des services de santé, l’une des caractéristiques remarquables de l’action collective analysée est qu’elle rend présente une absence. En effet, ce que « l’aide publique » nie comme sujet tacite du handicap, l’action collective le place au centre de la scène comme une « absence ».
Le rassemblement organisé le 6 septembre par les prestataires de services de transport se caractérisait par une disposition particulière : une disposition circulaire des corps et des moyens d’expression. Dans une uniformité chromatique de blanc, de bleu ciel et de rouge, se trouvaient, dans une partie du rassemblement, les transporteurs avec des drapeaux et des pancartes réclamant le paiement de leurs services. Dans une autre partie de l’esplanade, la présence de fauteuils roulants attirait l’attention : des appareils orthopédiques transformés en ressources expressives de la contestation.
Photographie no 2. Absences/présences.
Description de l’image : photographie prise dans le centre-ville de Córdoba, en Argentine. Au premier plan, on voit un fauteuil roulant vide orné de ballons rouges, blancs et bleus, placé sur un grand drapeau étendu au sol aux mêmes couleurs (celui de la province de Córdoba). Le fauteuil projette une ombre nette en raison de l’intensité de la lumière du soleil. Le drapeau occupe une grande partie de l’espace visible, servant de surface symbolique à la manifestation. À l’arrière-plan, un groupe de personnes tient de grandes banderoles. À droite, une personne tient un bouquet de ballons aux mêmes couleurs que ceux qui décorent le fauteuil et le drapeau, renforçant ainsi l’identité chromatique de l’action.
Source : cliché des auteurs.
La silenciation et l’enfermement que vivent les personnes en situation de handicap dans les multiples restrictions transversales de la vie quotidienne, telles que la restriction de la mobilité, les transports et le manque de soutien (López Radrigán, 2023), sont rendus visibles à partir du « manque » : ici, le fauteuil roulant en tant que prothèse corporelle souligne la dimension sociale du handicap8.
En tant que « signe » de l’identité collective émergente, il brise le silence sur les formes acceptées de gestion des possibilités de mouvement du corps du handicap. L’acteur collectif se constitue en premier lieu dans la tension entre ce qui apparaît comme un corps manquant et la « faille » (ou hiatus) des processus de structuration, qui condamnent à l’isolement/l’invisibilité les corps qui ne correspondent pas à la « normalité ».
Les personnes en situation de handicap sont rendues visibles comme une absence qui, simultanément, dénote la présence exprimée dans les ressources de ces corps orthopédiques. Ces caractéristiques des manifestations témoignent d’un soutien ou d’un accompagnement nécessaire pour « mettre le corps » au service de ces « corps assemblés » (Castelli Rodriguez, 2020, p. 12). Grâce à ces « ressources », qui condensent les significations controversées du « normal » et du « visible », les acteurs qui mènent les manifestations deviennent des « traducteurs » ou des « porte-parole » qui incarnent la faille évoquée dans les processus de structuration sociale. On pourrait donc penser que cette action « externalisée » du handicap constitue une manière d’exprimer de façon critique comment, dans la vie quotidienne, les personnes en situation de handicap ont besoin de prothèses et « autres bouches/voix » pour se rendre visibles. Les dessins, les affiches, les drapeaux colorés et les mots choisis rendent manifeste une géométrie du handicap fondée sur l’externalisation et la prothèse, liée – que ce soit du point de vue juridique ou de la possibilité concrète de se déplacer, de manger ou de s’épanouir – à la volonté et au corps d’autrui.
La grammaire de la traduction : les sens des « sans voix »
Si, d’une certaine manière, l’irruption soudaine de toute action collective interroge la société sur ce qu’elle avait « cessé de voir » et qui s’impose désormais à l’ordre du jour et dans le regard à partir de l’occupation de l’espace public, cette action particulière « transmet » également certains messages. Concrètement, elle remet en question les « limites » de la métaphore visuelle en tant que trait structurant de la normalité.
On a déjà observé que, depuis « l’absence », les ressources expressives mobilisées dans les actions collectives analysées constituent une critique que l’on pourrait inscrire dans la politique du regard (Lisdero, 2017), où ce qui « peut être vu/ne peut être vu » se trouve problématisé.
Ce n’est pas une contingence : la modernité occidentale a construit des villes, des cultures et des modes de vie pour « être vus », intronisant ce sens lié à l’oculocentrisme comme un régime qui le privilégie par rapport aux autres sens (Montellano Loredo, 2011). La visualité et la normalisation constituent des chapitres étroitement liés dans la structuration sociale du handicap.
Cependant, en élargissant le champ d’analyse aux ressources expressives investies par les acteurs, il est possible d’affirmer que le corps du handicap ne se rend pas seulement présent à partir de la logique de l’absence, mais aussi à partir de la logique de la traduction. Cela ouvre ouvre le jeu pour repenser la manière dont la normalité (et ses dissidences) se configure quotidiennement, non seulement à partir des façons correctes/incorrectes de voir/regarder, mais aussi à partir (d’une remise en cause) des formes acceptées de penser les « sens » et leurs grammaires normalisées. Ce qui a besoin d’être traduit, et qui s’exprime (au-delà de l’absence, dans le silence, l’incompréhension sémantique, l’incorrection sensible), c’est une profonde interrogation sur la possibilité de ressentir au-delà des façons appropriées de concevoir les « sens ». Ainsi, la traduction a trait à la frontière entre les corps et les sens :
Photographie no 3. Langues.
Description de l’image : photo prise lors d’une manifestation dans l’après-midi ou en soirée dans le centre de Córdoba, en Argentine. Au premier plan, une personne tient une pancarte blanche avec des lettres noires en majuscules qui disent : « HANDICAP EN SITUATION D’URGENCE ». La pancarte contient également la même phrase écrite en braille simulé (imprimée visuellement avec des points noirs, sans relief), ce qui représente une ressource expressive combinant le langage visuel et tactile. La personne qui tient la pancarte reste partiellement cachée derrière celle-ci, ne laissant voir que ses mains et une partie de son torse. À l’arrière-plan, on aperçoit un bâtiment institutionnel éclairé, à l’architecture classique, des palmiers et une autre pancarte, verticale et rouge.
Source : cliché des auteurs.
Ici, les différentes affiches utilisées dans l’action collective se caractérisent par l’utilisation de « langues du handicap » ou par l’acte de « ne pas parler » (Castelli Rodriguez, 2020), comme l’allusion au système braille, en tant que produit de sens qui tisse la visibilité/invisibilité de la personne en situation de handicap. D’une part, la traduction normalisée met en évidence la réadaptation aux sens prioritaires dans les logiques capacitistes de la société contemporaine : ainsi, le système braille, qui est un système de lecture et d’écriture tactile, est reconverti en écriture visuelle comme ressource expressive qui donne un sens à la tension entre absence, langage et demande. Dans ce réseau de significations, le dessin prend également toute son importance en tant que forme qui acquiert une expressivité, en reprenant les « codes de l’action quotidienne » (Melucci, 1994, p. 128) propres aux activités de cette population dans le cadre des différentes institutions9.
L’utilisation de matériaux tels que le carton et les affiches, ainsi que les dessins et les écrits réalisés à la main avec de la peinture et des feutres, constitue un trait distinctif des manifestations pour le handicap (Brégain et al., 2022) : la présence des personnes en situation de handicap passe par la traduction médiatisée dans/par les espaces et les acteurs institutionnalisés.
En d’autres termes, le travail d’expressivité réalisé au quotidien dans les ateliers des centres éducatifs, thérapeutiques et de rééducation – dont les murs sont tracés dans le message dessiné – est porté dans les rues comme une ressource qui rend compte d’un champ de possibles où les voix réduites au silence du handicap ne deviennent possibles qu’en rendant présente la traduction. Par conséquent, s’interroger sur « les sens » conduit à s’interroger sur certains des défis symboliques que cette action implique dans le cadre des opportunités et des contraintes actuelles. Ces absences dénotent-elles des présences à travers certains codes qui se donnent à voir et posent la question de l’antagonisme (Melucci, 1994) constitutif du conflit ?
Photo no 4. « Cassandre » à l’intérieur et à l’extérieur.
Description de l’image : Photographie prise lors d’une manifestation liée au conflit autour des coupes budgétaires en matière de handicap, à Córdoba, en Argentine. Au centre de l’image, une femme adulte tient une pancarte en carton orange avec un dessin réalisé au feutre représentant un bâtiment rectangulaire à toit en pignon qui porte l’inscription « centre de jour » en bas à gauche. La pancarte est recouverte de mots écrits à la main, parmi lesquels on peut lire des termes tels que « droit », « améliorer le salaire » et « handicap ». À l’arrière-plan, d’autres personnes âgées tiennent des banderoles, dont une bleu ciel, avec des slogans également écrits à la main, dans un ton plus formel, qui parlent de droits, de liberté et d’égalité.
Source : cliché des auteurs.
Dans cette optique, cette dimension de la géométrie conflictuelle du handicap permet de repenser l’action comme un épiphénomène qui évoque le social en tant que limite de compatibilité systémique exprimée par le conflit (Melucci, 1994, p. 122). Cela permet de reprendre la discussion sur le handicap au-delà d’une « problématique » spécifique et de le concevoir comme un dispositif inscrit dans un système de classification sociale ancré (Rosato & Angelino, 2009), et qui rend compte des emplacements et des déplacements imposés aux corps « autres » dans la société néocoloniale. En d’autres termes, la logique de la traduction comme champ des possibles pour exprimer l’exclusion incarnée est un élément clé pour comprendre les processus de normalisation des corps, traversés par une politique du regard qui configure l’altérité visible à travers les marges de ce qui est permis.
Conclusions
Tout au long de cet article, nous avons analysé un épisode de conflictualité sociale à Córdoba, en Argentine, qui a eu une grande visibilité en septembre 2022. Cet épisode, qui a eu un retentissement au niveau national, a permis d’élever le handicap au-delà d’une manifestation contingente (isolée) pour le placer dans un moment privilégié propice à l’interrogation des formes contemporaines de normalisation des corps.
La reconstitution de cette géométrie conflictuelle a permis de mettre en tension les chromaticités de la régulation des émotions et l’organisation des sensibilités dans les sociétés capitalistes néocoloniales du Sud global. Dans ce cadre, c’est à partir d’une perspective qui articule une sociologie des corps et des émotions avec la recherche sur l’action collective, ainsi qu’avec les contributions de la sociologie critique sur le handicap, que nous avons pu faire un exercice réflexif qui mobilise les « messages » expressifs de la contestation sociale.
Ainsi, notre analyse du conflit #Noalajusteendiscapacidad ou #Discapacidadenemergencia a pu mettre en évidence que les actions collectives menées par les prestataires, les familles, les transporteurs, les institutions et les personnes en situation de handicap ne dénoncent pas seulement le sous-financement des politiques publiques, mais « traduisent » – selon les termes de Melucci (1994) – également certaines caractéristiques importantes des processus de structuration sociale (Giddens, 2015). Nous pouvons résumer ces éléments comme suit : l’effritement institutionnel en tant que marque corporelle renouvelée des processus de précarisation des corps excédentaires de la normalisation néocoloniale ; les failles structurelles qui configurent des géographies du corps fragmentées entre les conditions d’« assistance » et les réalités précaires vécues ; et les grammaires de la traduction comme jeu de disponibilités dépendantes des géométries évoquées plus haut.
En ce qui concerne le premier maillon des pistes reconstruites, nous avons analysé la façon dont l’institutionnalité fait figure de marquage transversal dans l’itinéraire quotidien des personnes en situation de handicap dans le cadre de la validité du système de prestations de base. Cet épisode permet d’entrevoir la chaîne d’assistance organisée par l’État, composée de caisses d’assurances maladie, de mutuelles, d’assurances santé privées et d’institutions éducatives et thérapeutiques. Ce réseau, qui entre en tension à partir de la visibilité des revendications des prestataires de santé relatives aux retards de paiement, aggrave les conditions d’exclusion des personnes en situation de handicap à Córdoba. L’incarnation de cette précarisation de la vie est une marque du processus de naturalisation qui, loin de garantir les droits, fait des personnes en situation de handicap le dernier maillon d’un système de reproduction des inégalités.
Ce qui précède est lié au deuxième maillon analysé : la façon dont la précarisation des prestataires révèle la « défaillance » structurelle dans le sens où elle rend visibles ces espaces d’interaction traversés par une logique de suture sociale. À la manière d’un débordement, c’est à partir de cette dimension du conflit que l’on analyse comment l’absence émerge en tant qu’expression de l’invisible (qui ne peut être exprimé que par « d’autres bouches »). En montrant directement le manque de continuité des traitements, l’action collective rend visible la façon dont le non-respect des droits (forme socialement acceptée de la gestion des corps qui outrepassent la norme) affecte les potentialités de mouvement et d’action. À travers la logique de l’absence et des corps orthopédiques comme ressource de la contestation, on prend la mesure de l’externalisation de la présence comme nouvel aspect du caractère presque imperceptible des processus de normalisation en vigueur.
Ce dernier point renvoie alors au troisième maillon identifié : les actions collectives, qui, dans cette géométrie conflictuelle spécifique, fonctionnent comme une contre-scène et une caisse de résonance privilégiée pour comprendre la normalisation. En d’autres termes, face à la grammaire de l’action étendue (au-delà des corps handicapés) de la dépendance et de l’invisibilisation, le rapport entre la demande, les ressources expressives et l’identité collective met en tension les langages (in)dicibles dans nos sociétés.
En franchissant les limites du visible, l’action collective interroge également la fonction normalisatrice des sens (naturalisés). La « logique de la traduction » permet de comprendre comment le conflit autour du handicap remet en question non seulement l’oculocentrisme moderne et la politique du regard, mais aussi les façons normalisées de sentir et de communiquer. Des ressources telles que les fauteuils roulants vides ou les affiches en braille – qui viennent traduire une expérience en langages visuels – révèlent une géométrie du corps médiatisée par l’absence, la prothèse et la dépendance institutionnelle. Ainsi, le mouvement de contestation devient un message social qui interpelle l’ordre établi à partir de l’altérité corporelle, en remettant en question les limites de ce qui est permis et en contestant l’idée de « normalité » comme noyau organisateur de la vie sociale.




