Introduction
Le rapport de 2021 de la Banque mondiale sur l’inclusion des personnes handicapées en Amérique latine et dans les Caraïbes (2021) indique que l’appartenance à un groupe exclu aggrave la manière dont les personnes vivent le handicap :
[…] les personnes handicapées se trouvent en fait inégalement distribuées entre les différentes catégories sociales. Vivre dans une zone rurale, être pauvre, être une femme, être issu d’un peuple autochtone ou d’ascendance africaine accroît non seulement la probabilité de développer un handicap mais aussi l’intensité de ses effets en matière d’exclusion. (Banque mondiale, 2021, p. 7)
Le rapport ajoute que cette répartition inégale du handicap et de ses conséquences est liée à l’exclusion historique de ces groupes des marchés, des services et des processus décisionnels, ce qui augmente leur exposition aux accidents, aux catastrophes naturelles et à la pollution de l’environnement, en plus de réduire leur accès à des services de santé de bonne qualité. En outre, les Nations unies ont mis en évidence l’intersectionnalité suivante :
Les femmes et les filles autochtones sont soumises à un réseau complexe de formes structurelles de violence perpétrées à leur encontre par des acteurs étatiques et non étatiques de manière systémique. Si la discrimination est souvent fondée sur leur identité en tant qu’autochtones et en tant que femmes, elle est encore aggravée lorsque ces identités recoupent d’autres caractéristiques, telles que la race, l’âge, le handicap, le statut migratoire, l’orientation sexuelle et l’identité de genre. (Traduction libre de la version en espagnol1 du rapport des Nations unies publié en 2022, p. 18)
Dans le document de suivi de la Convention de Belém do Pará publié en 2014 par la Commission interaméricaine des femmes, la violence faite aux femmes est définie comme « toute action ou conduite, fondée sur le genre, qui cause la mort ou des dommages ou souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques aux femmes, que ce soit dans la sphère publique ou privée » (traduction libre du document de suivi publié en espagnol par la Commission interaméricaine des femmes, 2014, p. 19). La Convention de Belém do Pará (1994) avait reconnu que la violence à l’égard des femmes peut provenir de la sphère familiale ou communautaire, de la structure sociale, d’agents armés ou de multinationales, ainsi que de l’utilisation arbitraire du pouvoir de l’État.
En Amérique latine, une femme sur trois a été directement victime de violence de genre et seulement 14 % d’entre elles l’ont signalé (Urban & Buitrago, 2014). En ce qui concerne les statistiques sur la violence à l’égard des femmes autochtones dans la région, on manque encore de données générales fiables. Ce manque d’informations a été identifié par l’ONU Femmes et par l’Observatoire de l’égalité de genre de l’Amérique latine et des Caraïbes, qui ont déclaré que l’absence de chiffres rendait le problème invisible (Nations unies, 2022 ; Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes [CEPALC], 2013). Cependant, certains pays ont déjà créé leurs propres méthodes d’évaluation et, bien que lents, des progrès sont réalisés dans ce sens. Dans les pays de la région qui comptent une forte proportion de population autochtone, comme la Bolivie ou le Guatemala, les taux de violence à l’égard des femmes sont particulièrement élevés (Fonds des Nations Unies pour l’enfance. UNDF – UNESCO, 2013 ; Urban & Buitrago, 2014).
Les femmes et les filles autochtones sont victimes de violence de genre dans le monde entier, même dans des pays souvent considérés comme des références en matière de relations interculturelles entre l’État, la société civile et les nations autochtones, tels que le Canada ou l’Australie (Gouvernement du Canada, 2022 ; Commission australienne pour les droits humains, 2022). D’après les données mondiales recueillies par l’ONU Femmes, nous savons que :
Les femmes autochtones ont été particulièrement exposées à des formes graves de violence de genre, notamment la stérilisation forcée, la traite et la violence sexuelle dans le contexte des déplacements ou des migrations, les pratiques traditionnelles néfastes et la violence de genre dans le contexte des conflits. (Nations unies, 2022, p. 3)
D’autres études ont également révélé qu’elles sont aussi victimes de violences liées aux droits obstétricaux, spirituels, à l’accès à la justice et à la propriété foncière (Commission interaméricaine des droits de l’homme [CIDH], 2017 ; Commission interaméricaine de la femme, 2014 ; Nations unies, 2015).
Selon Marcela Lagarde (2005), les femmes autochtones sont soumises à une triple oppression : l’oppression de genre, l’oppression de classe et celle de l’ethnicité. À ces catégories classificatoires ou marques de différenciation, qui selon des féministes comme Ochy Curiel (Barroso Tristán & Curiel Pichardo, 2017) et María Lugones (2008) agissent de manière entrelacée, multiple et codépendante, nous pourrions en ajouter une autre : celle d’avoir un handicap et/ou d’être mère ou proche aidante de personnes handicapées.
Dans le cas des femmes et des filles autochtones handicapées, l’obtention de statistiques sur la violence est encore plus complexe et reste une tâche en attente. Les Nations unies, en recoupant les données mondiales provenant de leur propre organisation et de certaines des principales organisations mondiales sur les questions de handicap et de peuples autochtones, ont déterminé que, statistiquement, les femmes et les filles autochtones handicapées présentent des taux plus élevés de violence sexuelle, physique, culturelle et psychologique, et qu’elles sont surreprésentées dans la population carcérale féminine (International Disability Alliance, Indigenous Peoples with Disabilities Global Network et ONU femmes, 2020). Les recherches et les forums de femmes autochtones handicapées ont révélé que la violence étatique et institutionnelle les empêchait d’accéder aux droits de propriété, en particulier sur les terres autochtones ou ancestrales qui leur appartiennent, en raison de pratiques capacitistes et patriarcales enracinées dans la bureaucratie de l’état (Alianza de Mujeres Indígenas de Centroamérica y México et al., 2018 ; Rodríguez, 2021).
Certains pays qui ont étudié cette question de manière plus approfondie révèlent que la violence à l’égard des femmes et des filles autochtones handicapées est particulièrement élevée. Un rapport récent sur le Népal (Gurung, 2022) a identifié qu’en plus d’une prévalence élevée de la violence, ces femmes et ces filles sont exposées à un éventail beaucoup plus large d’auteurs potentiels de violence, y compris leurs soignants, les travailleurs de la santé, les assistants personnels et les enseignants. Le rapport a également révélé que l’accès à la justice est très faible, ce qui contribue à perpétuer les cycles de violence.
Le Canada a également constaté que la violence à l’encontre des femmes et des filles autochtones handicapées est plus fréquente, comparativement, et reconnaît que le colonialisme est à la base des systèmes de soutien, de justice et de droit, de sorte que la violence à leur encontre revêt des caractéristiques systémiques et structurelles (Abbas, 2022).
En Australie, des recherches statistiques sur les femmes des Premières nations2 ont permis de dresser le même tableau, notamment en ce qui concerne la violence familiale et domestique au sein des peuples autochtones. Toutefois, on estime que le système de soutien n’est pas conçu pour faire de la prévention et répondre aux faits de violence de manière efficace (Taleyratne, 2021).
Nous considérons que la violence fondée sur le genre n’a pas été analysée de manière suffisamment détaillée et approfondie en tant que réalité affectant directement les femmes et les filles autochtones handicapées, en particulier celles qui vivent dans le Sud global, bien que les Nations unies aient entrepris de formuler diverses conventions visant à éliminer la discrimination raciale (Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 1965), la violence et la discrimination fondées sur le genre (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 1979) et la discrimination fondée sur le handicap (Convention relative aux droits des personnes handicapées, 2006).
Ces conventions, bien que nécessaires et pertinentes, sont insuffisantes, car les Nations unies ont traité la discrimination raciale, la discrimination fondée sur le genre et la discrimination fondée sur le handicap de manière discrète, par le biais de mécanismes distincts et parallèles, et non de manière intersectionnelle. En outre, elles ne tiennent pas compte des liens entre les systèmes structurels d’oppression qui les sous-tendent, ni des épistémologies et des ontologies propres à chaque peuple.
Sur la base de cette réalité complexe, l’objectif de la réflexion proposée dans cet article est de discuter de la violence fondée sur le genre subie par les femmes et les filles autochtones handicapées en Amérique latine, ainsi que de la violence subie par les mères et les personnes aidantes en Amérique latine. Il est important de souligner que dans cette proposition, le continent est un lieu d’énonciation, mais aussi un territoire où coexistent diverses nations autochtones et des états-nations, c’est donc un lieu complexe où la violence à l’encontre des peuples autochtones revêt des caractéristiques particulières et historiques.
Pour l’analyse, les auteures ont rassemblé leurs recherches, travaux et expériences de pratique professionnelle vis-à-vis du handicap chez les peuples autochtones, afin de préserver des histoires des femmes et des filles, et de les discuter à la lumière de perspectives décoloniales, interculturelles et critiques en lien avec l’approche de genre et des féminismes. Pour ce faire, les auteurs partent de l’hypothèse qu’il existe une relation entre le patriarcat3, la colonialité4 et le capacitisme5 qui explique la situation actuelle de violence vécue par les femmes et les filles autochtones handicapées sur le continent. L’objectif final de cet article est de susciter davantage de réflexions et de recherches dans ce domaine et de proposer quelques défis à relever pour s’engager sur la voie de l’élimination de toutes les formes de violence à l’encontre des femmes et des filles autochtones handicapées en Amérique latine.
Nos lieux d’énonciation, d’incorporation, de transformation
Grâce à la pluralité de nos recherches, de nos travaux et de l’exercice de nos professions, nous nous sommes positionnés au fil des ans dans différents courants de pensée critique en sciences sociales et dans le militantisme, tout en nous engageant contre les diverses formes de violence. Nous avons construit un locus d’énonciation ancré dans nos histoires et nos expériences de vie en tant que personnes habitant le Sud global, expériences non exemptes de tensions internes, de questionnements et d’interpellations face au sujet intersectionnel du handicap, du genre et de l’ethnicité, que nous n’abordons pas toujours à la première personne. À partir de là, nous nous engageons dans notre recherche, notre praxis professionnelle et militante, avec une attitude de vigilance épistémique, à chercher d’autres manières de nous positionner face à cela et de nous relier au savoir, ainsi qu’aux personnes qui incarnent et/ou vivent les expériences d’oppression et de violence que nous dénonçons. Nous, les auteures, nous reconnaissons également comme faisant partie du Groupe de travail d’études critiques du handicap, du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO), et au sein de celui-ci, comme membres de l’axe de travail sur les peuples indigènes-originaires6 et le handicap. Nous faisons partie d’un groupe féministe, fraternel, lié aux territoires et nous travaillons ensemble sur le plan académique depuis quelques années.
Dans ce qui suit, nous partagerons un bref récit personnel dans lequel chaque auteure explique son lieu d’énonciation, en comprenant que nous nous présentons à partir de nos propres expériences incarnées et situées, qui ont impliqué de profonds processus de transformation et d’interpellation7.
Newen Zomo [force spirituelle féminine des femmes mapuches]
Dans mon parcours de chercheuse sur les questions de handicap et des peuples autochtones, les newen8 et kimün9 des femmes telles que Moira Millán (2019) et Liliana Ancalao (2020) ont été fondamentaux. Moira Millán (2019) a été une penseuse consciente et une dénonciatrice des différentes formes de violence subies par les filles et les femmes mapuches dans le Wallwapu. Son zugun10 rend visible la violence sexuelle, la persécution des femmes défenseures de la nature, les féminicides, les terricides et la violence du système judiciaire. Liliana Ancalao, poète mapuche de Puelmapu, a beaucoup inspiré mon travail de chercheuse, a remis en question ma façon de réfléchir sur les parcours des femmes mapuches et m’a permis de mieux comprendre la récupération de la vie à travers la récupération de la langue et du territoire. La force de sa poésie m’a amenée à explorer la nostalgie des relations entre femmes depuis l’enfance, la violence qu’elles subissent et ce qui les fait se transformer en résistance fraternelle (Ancalao, 2020). Je suis une femme qui vit à Wallmapu, qui n’a pas de handicap et qui n’est pas autochtone. J’aborde donc la recherche dans ces domaines avec humilité, respect et complémentarité, tout en étant reconnaissante de la manière dont les deux communautés ont partagé leurs expériences avec moi pendant tant d’années.
Sentir-penser les réalités de la frontière
À partir de mes expériences de vie en tant que femme métisse frontalière, ma lecture des féministes telles que Gloria Anzaldúa (2016), María Lugones (2008), Aura Cumes (Gil & Cumes, 2021) et Silvia Federici (2015) a eu pour effet de me reconnaître comme protagoniste / citoyenne / femme / personne située dans des territoires sociaux, sexuels et psychologiques liminaux, dans lesquels « on n’est ni d’ici ni de là » et dans lesquels « on n’est pas ceci mais on n’est pas non plus cela ». À partir de ce lieu ambigu, je me suis reconnue comme objet d’oppressions et de privilèges imbriqués, diffus et paradoxaux, et je considère qu’à partir de cette sensibilité, rendue consciente et pensée à partir de ma formation de chercheuse sociale, je me positionne épistémiquement et éthico-politiquement face au handicap dans des contextes d’inégalité et de périphérie sociale.
Dans cette toile de pensées-sentiments, je m’intéresse aux expériences de vie des femmes et des filles handicapées, ainsi qu’à celles des mères d’enfants handicapés, toutes d’origine autochtone, pour expliquer la manière dont le capacitisme, le racisme et le patriarcat se soutiennent mutuellement, mais surtout, de manière radicale, pour façonner les expériences de vie des filles et des femmes en question.
Pour un monde où plusieurs mondes soient possibles [Manifeste de l’armée zapatiste de libération nationale]
Mon horizon politique et, par conséquent, mon lieu d’énonciation est de dénoncer toutes les formes de domination fondées sur des binarismes, qui ont permis l’existence de sujets hégémoniques qui dominent et monopolisent les ressources économiques, politiques et culturelles au détriment des personnes qui, selon des paramètres normo-centriques, ont été configurées comme des « altérités ». Dans un pays pluriel et diversifié, le slogan zapatiste « un monde où plusieurs mondes soient possibles » est venu exiger le respect de divers mondes et sens de la vie qui coexistent sur le territoire, mais je crois aussi qu’il nous permet de reconnaître et de rendre visible le respect de la diversité des corps, des langues et des formes d’existence. Parmi ces diverses formes d’existence, le handicap est présent dans les cadres territoriaux, culturels, politiques et sacrés.
L’anthropologie, discipline dans laquelle je me suis formée, m’a amenée à rencontrer des enfants autochtones du peuple Nahua en situation de handicap. Cette approche m’a permis de découvrir les inégalités, la violence et les privations auxquelles cette population est confrontée dans mon pays (le Mexique) et qui sont générées par une structure qui continue d’être configurée sur la base de statuts raciaux et de classe. Mon approche directe des communautés autochtones m’a également permis de connaître d’autres façons de vivre et d’expérimenter le handicap, en rencontrant des pratiques d’inclusion générées par la communauté, dans le but d’intégrer, de prendre soin et de soutenir la vie des enfants handicapés.
To’oxytyëjkjä’äyët [femme en tant que personne ayant une identité propre et bénéficiant d’une reconnaissance dans la vie de la communauté]
Je suis Ayuujk Jääy11, une femme qui, pendant trente ans, a accepté, intégré et normalisé la violence de genre. Heureusement, entre femmes et au travers d’histoires partagées, nous nous accompagnons les unes les autres ; c’est ce que j’ai ressenti avec les femmes qui s’occupent d’enfants handicapés et avec Zenaida Pérez, une femme Mixe, activiste, féministe, défenseure des droits des peuples, des territoires et des femmes autochtones. Elle exige de garantir la représentation et la participation politique des femmes autochtones afin de pouvoir garantir d’autres droits tels que la santé, l’éducation et d’autres services de base (Imagen radio, 2021). Ainsi, Zenaida et moi, nous nous positionnons sur la base de la justice sociale, de la nécessité d’une perspective de genre et interculturelle dans le domaine de la santé, de l’éducation et de la participation politique. Nous appelons à la reconnaissance des identités et des droits des femmes12, à leur pleine participation à la société (Pérez, 2022, p. 20). Notre lutte dans le territoire Mixe est encore solitaire ; les représentants de la communauté – hommes et femmes – ne partagent pas toujours la vision et la nécessité d’inclure les femmes dans le développement de la communauté.
Un chumbe [écharpe qui fait partie de la tenue traditionnelle des femmes du peuple Inga] de frontière
Comme Alexander, je me situe dans une frontière singulière qui rencontre le féminisme décolonial de la Chicana Gloria Anzaldúa (2004, 2015, 2016), le paradigme de recherche autochtone de la Maori Linda Tuhiwai Smith (2016) et l’écoféminisme de l’Indienne Vandana Shiva (Mies et Shiva, 1997 ; Shiva, 1995 ; Shiva et Shiva, 2021). Au centre se trouve la pulsation rebelle d’une conscience qui habite les frontières entre les paradigmes mécanicistes-dominants et les paradigmes émergents-alternatifs en matière de handicap (Yarza de los Ríos, 2020, 2021, 2023). Cette conscience est liminale, se déplaçant entre les cultures et les mondes, pour nous faire habiter entre les mondes [EntreMundos] (Keating, 2005). Avec Smith (2016), nous décolonisons la recherche critique sur le handicap avec des méthodologies décoloniales et autochtones telles que les histoires anciennes, les concepts ancestraux, les pratiques pédagogiques ancestrales et les soins qui nous relient à la Terre Mère (Candre, 2007, 2011, 2014 ; Yagarí, 2017). Et avec l’écoféminisme, je relie les relations entre l’idéologie de la séparation (de la Terre, des autres êtres et de soi-même) et l’idéologie de la capacité/normalité ou du capacitisme (Lapierre, 2022 ; Yarza et al., 2019 ; Yarza de los Ríos & Vain, 2020), en les comprenant comme des violences envers les personnes et la Terre. Par conséquent, les processus d’injustice, de violence et d’expropriation à l’égard de la Terre s’étendent également aux filles et aux femmes autochtones « handicapées », aux corps-territoires et aux savoirs ancestraux originaux.
Approches méthodologiques
Les formes d’approche méthodologique présentes dans ce champurria13 d’histoires et de formes de recherche comprennent l’ethnographie, le travail sur le terrain avec les communautés, la systématisation de l’expérience éducative elle-même, l’auto-ethnographie, la récupération documentaire des enregistrements du travail avec les communautés, l’approche des paradigmes de recherche autochtones, le dialogue entre les savoirs et les épistémologies du Sud.
L’éventail des techniques de collecte d’informations comprend des entretiens approfondis, des groupes de discussion, des conversations informelles dans le cadre d’activités communautaires, la récupération de divers documents (carnets, journaux de terrain, entretiens semi-structurés), la récupération documentaire et orale d’histoires anciennes, le travail sur le terrain, l’observation participante, les conversations téléphoniques, la traduction et l’interprétation d’entretiens en langue maternelle et la traduction interculturelle, les voyages éco-pédagogiques et les cercles de discussion.
En ce qui concerne les profils des femmes dont les histoires donnent vie à cette recherche, il s’agit des femmes autochtones mapuches et aymaras handicapées et aidantes de personnes handicapées ; des femmes liées au handicap par leur propre expérience ou maternité d’origine autochtone et dans le contexte de la ruralité au Chiapas ; des femmes nahua mères d’enfants handicapés et des filles et jeunes femmes nahua handicapées fréquentant les Centres d’attention multiple dans la région sud de la Huasteca Potosina ; des femmes Tüük nëëm Jääy, aidantes d’enfants handicapés, parlant la langue Mixe et/ou l’espagnol ; et le territoire Ebera Eyábida et les femmes Ebera de la réserve autochtone.
Enfin, en ce qui concerne les considérations éthiques, la recherche citée ici est basée sur le respect des réglementations internationales en matière de recherche sur la santé, comme le montre l’approbation des comités d’éthique, mais aussi sur l’approche de l’éthique propre aux peuples, comme le montre la façon dont les gens se parlent et s’approchent en toute confiance, en suivant les protocoles autochtones. La méthodologie horizontale a également été utilisée, ce qui implique de problématiser la violence et l’extractivisme épistémique commis à l’encontre des communautés et des peuples autochtones d’Amérique latine. Un accent particulier a été mis sur le fait de rendre compte de leurs voix complètes et autoreprésentées. La triangulation de l’information a également été prise en compte, et certaines recherches ont été abordées en particulier sous l’angle de l’éthique interculturelle et planétaire. Il ne fait aucun doute que les défis en termes d’éthique dans le travail et la recherche avec les peuples autochtones sont énormes et qu’il s’agit d’une tâche urgente.
Résultats
Histoires de la périphérie. Violence invisibilisée
Nɨkaɨriya izoi komuidɨkue /
Comme un rêve, j’ai été engendré
Eiño nɨkaɨdɨkue, rɨngodɨkue /
Je suis le rêve de ma mère, je suis une femme.
Ja jitaɨngodɨkue, kaɨmare ɨnɨdɨkue /
Quand j’étais déjà jeune, je dormais doucement ;
Kue nɨkaɨriya uafuena jaaide, fia nɨkaɨñede /
mon rêve s’est réalisé, ce n’était pas qu’un rêve.
Kaziya rɨngodɨkue ua rɨngodɨkue /
Je suis une femme d’éveil, une vraie femme
Naɨmekɨ rɨngodɨkue fareka rɨngodɨkue /
Je suis une douce femme, femme de yucca douce
Tɨnuango, Anastasia Candre, femme okaina murui muina
Pour contribuer à la visibilisation et à la dénonciation de la violence fondée sur le genre, qui est intersectionnelle, coloniale et capacitiste, nous aimerions partager quelques histoires tirées de nos expériences de recherche, de travail et de pratique professionnelle. Ces histoires se situent dans trois pays : le Chili, le Mexique et la Colombie, et dans cinq territoires, respectivement : Araucanía, Tarapacá, Huasteca Potosina Sud, Oaxaca, Chiapas et Antioquia.
Violence à l’encontre des femmes et des filles aymaras et mapuches
Dans ma première recherche sur le handicap et les peuples autochtones (Lapierre, 2014), j’avais pour objectif d’étudier les compréhensions culturelles du handicap chez les Mapuches. Au cours des entretiens avec les différentes personnes de l’échantillon, un certain nombre de récits ont émergé en lien avec la violence basée sur le genre, qui à l’époque n’était malheureusement pas un sujet d’étude pour moi. Ces récits informaient des conceptions culturelles du handicap, mais en même temps, ils recoupaient des éléments liés à des formes d’oppression fondées sur le genre. En réexaminant ces dossiers aujourd’hui, nous constatons que la violence fondée sur le genre est présente.
Interrogée sur les origines du handicap de son point de vue de Mapuche, une femme Mapuche qui s’occupe d’un enfant handicapé a déclaré :
parce que la femme dans notre village est toujours celle qui est la plus à blâmer quand un enfant a un handicap, parce que vous devez prendre soin de vous, mais aussi comme j’ai travaillé à Temuco c’était pire, parce que là les femmes travaillent beaucoup et les patrons ne comprennent pas, donc vous êtes toujours blessée et à la fin tout est plus compliqué, c’est pourquoi vous pensez à ces choses.14 (femme Mapuche mère de deux enfants avec des handicaps)
Cette femme faisait partie d’un groupe de femmes autochtones de mères s’occupant d’enfants handicapés, et la conversation avait tourné autour des nombreuses normes et interdictions culturelles que les femmes enceintes doivent respecter pour éviter le kutran pichikeche15, comme éviter certains lieux ou certaines activités telles que la collecte d’herbes médicinales dans des lieux sacrés interdits. La femme souligne qu’en raison de ces croyances, les femmes sont souvent désignées comme responsables lorsque le bébé naît avec un problème de santé ou une « malformation » corporelle.
En outre, l’histoire révèle l’expérience de la violence institutionnelle dans le contexte du travail, où le manque de soutien de l’employeur à l’égard d’une mère est évident. Il est également clair que le surmenage, caractéristique des sociétés capitalistes contemporaines, ne dialogue pas avec les normes culturelles de prise en charge des femmes enceintes.
Dans un autre témoignage, tiré cette fois de mes recherches actuelles dans ce domaine, une femme aymara ayant un handicap a exprimé un point de vue très critique sur l’expérience de sa communauté avec la campagne Teletón, une pratique culturelle chilienne émanant d’institutions privées, approuvée par l’État et profondément enracinée dans l’imaginaire patriotique national16. La femme raconte qu’elle a été témoin, en tant que femme adulte handicapée, de la violence institutionnelle concernant la folklorisation du genre et de la culture, étant donné qu’avec cette représentation, Teletón répondait à ses objectifs de bienfaisance. Elle souligne :
Regarde, une fois ils ont montré une fille de la communauté pour le Téléthon, avec son uniforme pour aller à l’école, elle était sans ses petits bras. Penses-tu qu’il y avait quelque chose de sincère là-dedans ? Un pur mensonge […] on voyait bien que c’était une fille parce que ses vêtements étaient plus colorés, plus jolis et qu’elle était plus… plus sensible (femme aymara handicapée).
Cette expérience révèle des formes de violence enracinées dans la colonialité et le capitalisme, qui sont appliquées aux filles autochtones afin de générer une vision essentialiste de la culture, exprimée dans les vêtements, détachant la personne de tout contexte et de toute histoire afin de montrer la réalité culturelle de manière sélective pour atteindre l’objectif commercial de la campagne télévisée, réifiant les filles autochtones et créant un imaginaire autour d’elles qui est fonctionnel pour l’institution, et en même temps, profondément violent.
Violence contre les femmes et les filles indigènes-originaires en contexte de handicap et de pauvreté. Expériences du sud-est mexicain
Au cours de mon expérience personnelle, professionnelle et de recherche, j’ai été témoin direct et indirect de différentes formes de violence à l’encontre de filles et de femmes handicapées et de mères d’enfants handicapés, toutes d’origine autochtone ou vivant dans des contextes de ruralité et d’extrême pauvreté. Le handicap est présent dans ma vie, même si ce n’est pas directement, à travers les différentes relations que j’ai établies avec mes amis et, depuis un peu plus d’une décennie maintenant, grâce à mon travail professionnel et de recherche.
Je voudrais commencer par relater le cas d’une femme ayant une déficience intellectuelle que j’ai rencontrée pour des raisons personnelles et qui est décédée très jeune. Elle était originaire de Monte Sinai, un village de 600 habitants au maximum, située dans la zone frontalière entre le Mexique et le Guatemala, qui est une zone de fort afflux migratoire de personnes d’origine autochtone en provenance du Mexique. Cette femme était la fille aînée d’un couple vivant dans une extrême pauvreté. La famille ne disposait pas de services de base tels que des toilettes ou une douche, il n’y avait pas non plus d’eau potable et la famille vivait dans une maison très exiguë, faite de bâtons et de nylon. Son père était alcoolique et sa mère devait subvenir aux besoins de la famille avec les maigres revenus qu’elle parvenait à générer en travaillant pour d’autres femmes de la région, en élaborant des flocons et du pain, et avec les revenus que la famille parvenait à générer grâce à son travail agricole, entre autres tâches. Cette jeune femme, qui souffrait de crises récurrentes et était régulièrement maintenue attachée à un bâton enterré dans la cour au pied de la maison, n’avait pas accès aux soins médicaux. Elle est décédée avant l’âge de 20 ans d’une pneumonie. Un peu avant sa mort, sa mère avait découvert qu’elle avait été abusée sexuellement par son père.
D’autre part, mon expérience professionnelle en tant qu’éducatrice spécialisée m’a permis de constater une situation constante liée à la violence obstétrique à laquelle sont soumises les mères d’enfants et de préadolescents handicapés, principalement celles d’origine autochtone et majoritairement Tsotsiles. Lorsqu’elles racontent la vie de leurs enfants, ces mères évoquent des situations récurrentes telles que le manque d’accès aux services médicaux en raison de leurs conditions économiques. Elles font part aussi d’avoir vécu multiples formes de violence, comme le fait d’être obligées d’attendre, lors de l’accouchement, pendant des périodes interminables dans les hôpitaux et les cliniques sur le terrain et sans surveillance. Mais aussi de se faire dire simplement de rentrer à la maison et de revenir quelques heures plus tard ou le lendemain. Elles font également état de situations qui suggèrent un traitement et des procédures autoritaires, désobligeants et dépersonnalisés.
Les récits de ces mères suggèrent que les handicaps de leurs enfants résultent du fait qu’elles n’ont pas été prises en charge de manière opportune et efficace pendant l’accouchement : hypoxie néonatale, détresse fœtale, cyanose, sont des termes qui reviennent quotidiennement, entre autres, au cours des discussions. Cependant, bien que beaucoup expriment des soupçons quant à l’impact direct que ces actes ont pu avoir sur la naissance de leur enfant handicapé, la plupart des mères semblent ignorer que les situations auxquelles le personnel de santé les a exposées constituent des actes de violence.
En ce qui concerne la violence à l’encontre des mères d’enfants handicapés, je présente ici le cas d’une école d’éducation spécialisée où j’ai travaillé au début de ma carrière d’enseignante. Cette école accueillait une population peu nombreuse dans la localité où elle était située. Plusieurs situations de la vie quotidienne de l’école m’ont alertée, tandis que d’autres m’ont paru d’emblée explicites, comme la discordance dans le traitement que recevaient les mères d’origine autochtone par rapport aux mères métisses. En effet, la travailleuse sociale, le personnel de direction et les enseignants les plus importants s’adressaient aux mères métisses en les vouvoyant, tandis que pour les premières, non seulement on les tutoyait, mais on leur parlait d’un ton qui allait de la désobligeance au paternalisme. Ces mères étaient régulièrement réprimandées par les mêmes professionnels en raison de leur « mauvaise » façon d’élever et de s’occuper de leurs enfants handicapés, entre autres.
Dans cette même école, dirigée par une équipe de direction très misogyne et violente, qui exerçait sa violence sur toutes les femmes qui faisaient partie de la communauté scolaire (professionnelles, mères et élèves métisses, mais avec plus de force contre celles d’origine autochtone), il y a eu un épisode de violence que sa protagoniste m’a raconté quelques années plus tard, dans le cadre de ma recherche doctorale. Il s’agit d’une jeune fille malvoyante issue d’une famille migrante d’origine autochtone qui s’est vue refuser les ressources qu’une association civile étrangère lui avait attribuées pour payer une opération chirurgicale, à la suite de manœuvres et d’intimidations des représentants de l’institution scolaire, qui ont profité de leur situation de pauvreté, du manque d’éducation de sa famille et de leur confiance dans l’institution.
Ces expériences ne représentent que quelques exemples de la violence de genre, raciale et capacitiste à l’encontre des femmes et des filles d’origine autochtone liée au handicap. Que ce soit au niveau de l’expérience corporelle ou des relations de parenté et des soins, c’est une violence qui est souvent normalisée par ses exécuteurs, mais aussi par ses destinataires.
Violence à l’égard des femmes et des filles handicapées nahuas dans la région méridionale de la Huasteca Potosina, Mexique
Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai découvert différentes formes de violence dans la vie et la corporéité des femmes et des jeunes filles appartenant au peuple Nahua de la région méridionale de Huasteca Potosina au Mexique (Moctezuma, 2021).
Comme les femmes et les mères mapuches, les femmes nahuas sont rendues responsables de la présence du handicap chez leurs enfants, et c’est pourquoi elles assument entièrement les soins et l’accompagnement de leurs enfants. Par ailleurs, certaines jeunes femmes dont le premier enfant est né avec un handicap ont subi des pressions constantes de la part de leurs proches pour avoir plus d’enfants, mais cette fois-ci, « sains », comme le montre le témoignage suivant :
Ma belle-mère me dit pourquoi je n’ai plus d’enfants, que Maria est déjà grande, et que ce n’est pas parce que le premier a mal tourné que les autres vont tourner comme ça, mais je lui réponds que Maria porte toujours une couche, qu’elle ne peut pas manger toute seule, qu’elle pleure parfois toute la journée et que je dois la porter jour et nuit pour qu’elle arrête de pleurer, et qu’il est très difficile d’assumer les dépenses, que mon mari travaille quand il y a du travail et que quand il ne travaille pas, il n’y a pas d’argent. (Maria, femme nahua)
La culpabilité et la responsabilité assumées par les femmes autochtones lorsqu’un enfant naît avec un handicap représentent un type de violence voilée ou invisibilisée qui affecte la vie des mères et des soignants, qui se sentent obligés d’assumer seuls le travail de soins et qui, à leur tour, ont subi des pressions de la part de leur famille pour que davantage d’enfants naissent « en bonne santé ».
D’autre part, au cours de mes recherches, j’ai pu prendre connaissance de violences exercées directement à l’encontre des filles et des femmes handicapées autochtones nahua. L’une des formes de violence qui a été mentionnée (bien que de manière voilée) est la violence sexuelle. Lorena, une adolescente nahua malentendante de 16 ans, a subi une tentative de violence sexuelle de la part d’un jeune homme qui l’espionnait alors qu’elle quittait sa communauté pour se rendre à l’école, car Lorena avait atteint un certain degré d’autonomie qui lui permettait de se déplacer sur les routes et les chemins de sa communauté. Heureusement, Lorena a pu se défendre et empêcher le viol. Cet épisode de violence m’a été raconté par l’enseignante de Lorena :
Un garçon s’est approché de Lorena sur l’un des chemins et a essayé de la violer. Heureusement, elle est très intelligente et elle ne s’est pas laissé faire, alors elle l’a frappé et avec des signes, elle lui a dit beaucoup de choses et s’est enfuie de là. Ensuite, la mère du garçon a eu l’audace d’aller se plaindre à la famille de Lorena parce que sa fille avait frappé son fils, mais Lorena avait déjà tout raconté à ses parents, et depuis ce jour, sa mère préfère l’emmener à l’école et venir la chercher ; elle a peur de laisser sa fille seule. (Hilda, éducatrice spécialisée)
La violence sexuelle à l’encontre des femmes et des filles autochtones handicapées est considérée par leurs familles comme un risque latent, d’où la crainte de les laisser seules pour aller à l’école et dans d’autres espaces importants pour leur développement, ce qui constitue une barrière empêchant ces femmes et ces filles d’accéder à une pleine autonomie.
Un autre cas que j’ai identifié concerne la tentative de meurtre17 d’Isabel, une fille nouvelle-née ayant un handicap sérieux. La naissance d’Isabel était inattendue, car sa mère, une femme malentendante et ayant un handicap intellectuel, ne savait pas qu’elle était enceinte (en fait, elle avait été abusée sexuellement). La femme a accouché dans les latrines de sa maison et Isabel a failli tomber dedans. Lorsque le grand-père d’Isabel s’est rendu compte de ce qui s’était passé, il a fait venir la sage-femme de la communauté, Doña Bety, qui est arrivée pour aider la femme et son bébé. C’est cette sage-femme qui m’a raconté comment le grand-père d’Isabel avait essayé de la tuer et comment elle l’avait sauvée et était devenue sa mère adoptive :
Je savais déjà que cette fille allait arriver. C’est pourquoi je l’ai défendue avec mes griffes contre ce grand-père, qui est maintenant mort, mais à ce moment-là, il était très en colère et avait une machette tranchante à portée de la main. Il a commencé à dire que la fille était une engeance du diable et qu’il ne voulait pas de cet enfant : « Emmenez-la, emmenez-la », m’a-t-il dit. Et bien je la prends donc, lui ai-je dit, toujours avec le cordon ombilical, je l’ai emmenée à la maison, car il n’avait même pas l’électricité, le monsieur. Comment aurais-je pu couper le cordon ? – Je n’avais rien pour voir, tout était noir ! Toujours avec le cordon et tout le reste, je suis arrivée à la maison, où j’avais une balance et je l’ai pesée, elle pesait un kilo, deux cents cinquante grammes – minuscule ! – et elle faisait à peine 32 centimètres de long. Lorsque je l’ai emmenée à l’hôpital, le pédiatre m’a dit : « Oh, madame, vous avez soigné tant d’enfants en bonne santé et vous vous retrouvez avec le pire. Ne me dites pas cela, docteur », ai-je répondu, « ne me dites pas cela, cet enfant est un don de Dieu. » (Doña Bety, sage-femme)
Être la personne-aidante d’une femme handicapée : histoires dans la culture Mixe
Dans le cadre de mes recherches menées dans une communauté de la région Mixe à Oaxaca, Mexique (Romualdo, 2019), j’ai constaté que les femmes subissent des violences au quotidien. La violence à l’égard des femmes chez les Mixe est un problème accepté très naturellement ; le même contexte socio-historique et culturel des anciens a incité les femmes à accepter de vivre une réalité qui a été transmise de génération en génération, de telle sorte qu’elle est devenue une sorte de tradition culturelle-générationnelle.
Dans l’histoire orale, les femmes plus âgées de la communauté racontent qu’elles ont épousé des hommes avec l’accord de leur père et de leur mère. Des hommes qu’elles n’avaient jamais vus à leur jeune âge (14, 15, 16 ans). Lorsque la famille a accepté l’offre de la famille de l’homme, la femme a dû quitter sa maison pour faire partie d’une famille inconnue. Elle se levait à cinq heures du matin pour préparer les tortillas, le café et s’assurer que le repas était prêt à six heures du matin, avant que le mari ne parte travailler. Lorsque les femmes étaient agressées physiquement, elles rentraient chez elles pour chercher la protection de leurs parents, mais au lieu d’y recevoir du réconfort et un abri, la plupart d’entre elles étaient rejetées et forcées de retourner auprès de leur partenaire. Malgré les coups, le corps ensanglanté, les pleurs et la douleur, la femme revenait parce que « c’était son mari et qu’elle devait endurer cela »18. Telle est l’histoire qui arrive à la majorité des femmes, et il est courant de les voir marcher dans les rues avec les yeux cloués au sol derrière leur partenaire.
Dans ce contexte, la situation devient encore plus compliquée lorsqu’il s’agit de femmes handicapées et/ou de femmes s’occupant d’enfants handicapés. La personne aidante, mère, tante, grand-mère, est celle qui prend soin des membres de la famille et qui, dès la naissance de l’enfant handicapé, est confrontée à des expériences de souffrance et de rejet par la famille, en particulier par le père, comme dans le cas de Tu:h, une femme-mère qui a dû s’enfuir avec sa fille nouvelle-née dans les bras, parce que son père ne lui permettait plus de vivre à la maison. Le père, en tant que chef de famille, a pris la décision et la mère de Tu:h n’a pas eu d’autres choix que d’accepter la décision de son partenaire et de dire à sa fille qu’elle devait partir parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, c’était l’ordre du « chef de famille » :
Puis il m’a mise à la porte, mon père m’a mise à la porte, je suis allée à Mexico, j’y suis restée trois mois. Je n’ai pris que mon bébé avec moi ; il avait deux semaines quand mon père m’a mise à la porte. Mes autres enfants sont restés avec leur grand-mère. Ma mère m’a simplement dit : « Ce n’est pas grave, pars ! Où peux-tu aller ? » Ma nièce m’a emmenée loin d’ici, la fille d’une de mes belles-sœurs, elle m’a dit : « Partons d’ici, ma tante ». Je lui ai dit : qu’est-ce que je pourrais faire là-bas ?, parce que je n’étais pas forte et que ma fille ne l’était pas non plus. Elle m’a dit : ce n’est pas grave ma tante, tu travailleras là-bas, et nous sommes parties. (Tu:h, femme métisse, mère aidante d’une fille et d’un fils handicapés)
Dans ce témoignage, on se rend compte qu’être une femme et s’occuper d’une fille handicapée équivalait à renoncer à la famille et aux enfants. Dans le cas précis de cette femme, elle avait un fils handicapé et une fille qui venait de naître, handicapée aussi. Le rejet du père s’est produit à la naissance de sa fille, le fils aîné ayant été accepté comme membre de la famille. Face à cette réalité, la mère a quitté le domicile pour protéger sa fille.
Au cours de mon travail sur le terrain dans la communauté de Mixe, j’ai rencontré des femmes qui, à un moment donné, avaient envisagé d’abandonner leurs filles dans les structures du Sistema Nacional para el Desarrollo Integral de la Familia (le Système national pour le développement intégral de la famille, communément appelé DIF). Le DIF est un organisme mexicain décentralisé chargé de gérer l’aide sociale. Les familles Mixe savent que, dans la capitale, Oaxaca, il existe des centres d’accueil où les enfants handicapés sont pris en charge, ils et elles sont protégés, hébergés et nourris. La vie quotidienne des femmes mixes est rythmée par les soins apportés aux autres, le travail dans les champs, les semailles, la récolte et le nettoyage des champs de maïs, le transport du bois de chauffage, l’aide apportée à leurs maris, etc. Outre des facteurs tels que l’économie familiale, le rejet de la famille, l’infidélité du partenaire, la charge de travail ou la pression sociale, les femmes sont amenées à prendre des décisions qui, bien qu’elles génèrent de la douleur et de la souffrance, doivent être acceptées et choisies, parce que la structure sociale et communautaire leur a imposé de faire ces choix.
Violence contre la Terre et contre les femmes autochtones êbêra en Colombie
Les montagnes des Andes sont aussi la peau de la Terre, comme les déserts d’Afrique ou les Alpes d’Europe. Les montagnes et les rivières sont des êtres vivants dotés d’un esprit, d’énergies qui interagissent constamment avec le monde humain et au-delà de celui-ci. Les montagnes, les rivières et les chagras (vergers) sont des espaces sacrés dans lesquels la vie est ritualisée, l’apprentissage est partagé, les souvenirs et la sagesse ancestrale sont transmis. C’est ce que savent, chantent et racontent les femmes autochtones du peuple êbêra en Colombie. La relation entre la Terre et les femmes êbêra est un lien étroit et ventral d’attention et de coopération mutuelle.
Dans ces mêmes montagnes sacrées, plus précisément dans le département d’Antioquia, les acteurs du conflit armé interne ont provoqué des handicaps chez les femmes autochtones en raison de l’utilisation d’engins explosifs, tels que les mines antipersonnel. Tant les guérilleros de l’Armée de libération nationale colombienne (ELN) que le groupe paramilitaire des Forces d’autodéfense Gaitanistes minent la terre pour violenter des vies, minent les montagnes pour intimider les communautés, minent la peau de la terre pour diminuer les forces physiques de l’adversaire et ouvrir leurs couloirs de trafic de drogue. Les mines sont des armes de guerre qui handicapent les humains tout en détruisant la terre.
Lors de mon dernier voyage en territoire êbêra, à Frontino, dans l’ouest d’Antioquia, j’ai pu entendre et apprendre les expériences des femmes êbêra qui ont perdu la vie lorsqu’elles se sont déplacées vers une autre réserve ou territoire, alors qu’elles étaient accompagnées de leurs enfants ou d’autres membres de leur famille. D’autres ont été mutilées et ont perdu les jambes, une jambe, les mains ou sont devenues sourdes. Depuis le début de la pandémie COVID-19 jusqu’à aujourd’hui (2023), les mines terrestres antipersonnel sont toujours à l’œuvre dans les territoires ancestraux des Êbêra. En fait, le cycle des conflits armés internes s’est intensifié, entraînant des altérations dans toute la vie communautaire des peuples autochtones, des femmes autochtones handicapées et de leurs familles, des liens énergétiques avec le territoire et des relations interethniques : avec les peuples afro-descendants, les paysans et les métis.
Violer le corps de la Terre et ses espaces sacrés, ainsi que les corps des femmes êbêra, est une violence capacitiste enracinée dans la violence politique et la dynamique du capacitisme cruel de la guerre. J’ai obtenu confirmation de cela en coordonnant un rapport final de recherche et en produisant un outil multimédia pour la Comisión de la Verdad, de la Reconciliación y la no Reposición en Colombia19 (Commission de la vérité, de la réconciliation et de la non-répétition en Colombie – 2019-2022).
En profanant les montagnes et les corps-territoires des femmes êbêra, on viole le réseau spirituel et bioculturel qui soutient les énergies sacrées du corps-territoire. Il est nécessaire de rappeler que le corps n’est pas seulement biotique, mais aussi mental, spirituel et énergétique. Les mines violent le lien ventral du soin intégral de la vie. Le corps-territoire des femmes autochtones a été violé depuis la Conquête et, aujourd’hui encore, des femmes et des organisations continuent de résister, de dénoncer et de réclamer justice pour la Terre et justice pour toutes les femmes autochtones, avec ou sans handicap.
Réflexions finales : vers des alliances décoloniales, féministes et anti-capacitistes
Les histoires présentées dans cet article montrent que les femmes et les filles autochtones handicapées en Amérique latine (Abya Yala) ont été victimes de multiples formes de violence qui s’entremêlent et qui sont renforcées par les structures d’oppression qui ont cherché à subjuguer et à dominer les peuples autochtones, les femmes et les personnes handicapées tout au long de l’histoire.
La violence fondée sur le genre, en complicité avec mais aussi ancrée dans la violence raciste et la violence capacitiste, mais aussi avec la violence de classe, la violence politique et la violence contre la Terre, constituent des processus d’oppression multiple qui entravent particulièrement la participation et l’accès des femmes et des filles aux services de base tels que la santé et l’éducation. Ces institutions se sont révélées comme des outils de reproduction du patriarcat et un espace de domination et d’oppression structurelles pour la violence fondée sur le genre. La pathologisation du handicap et la médicalisation de l’éducation inclusive (assimilationniste et coloniale) axée sur la performance productive, la compétitivité et la réussite personnelle constituent un terrain fertile pour l’exercice de la violence systémique à leur égard.
Ces récits montrent également comment les mères et les aidantes autochtones sont victimes de violences physiques, psychologiques, obstétricales et épistémiques, qui ont limité leur capacité à prendre des décisions concernant leur corps et l’exercice de leur maternité ; par conséquent, à la naissance d’un enfant handicapé, les mères peuvent se sentir coupables et donc assumer la responsabilité des soins et d’assurer la vie de leurs enfants.
D’autre part, les récits ont révélé que la violence fondée sur le genre est la conséquence de pratiques culturelles au sein des communautés. Ces pratiques, bien qu’elles puissent être spécifiques aux peuples eux-mêmes, peuvent également découler d’une acculturation forcée ou de la situation de marginalisation sociale dans laquelle la plupart des peuples autochtones d’Amérique latine ont vécu depuis la conquête, donnant lieu aux injonctions genrées caractéristiques des sociétés modernes. Par rapport à cela, et en reprenant les idées de Rita Segato sur l’existence d’un patriarcat colonial moderne (2015), établi au cours du processus de colonisation, nous nous posons la question suivante : les peuples autochtones précolombiens ne connaissaient-ils pas ce que nous appelons actuellement le patriarcat, ainsi que la violence que ce système exerce sur la vie et le corps des femmes ?
À cet égard, Aura Cumes souligne que « le monde universitaire occidental insiste pour imposer des notions et des concepts occidentaux au sens du monde des peuples autochtones, comme c’est le cas du concept de patriarcat » (Gil & Cumes, 2021, p. 18). Cumes reprend la notion de patriarcat occidental en soulignant que sa configuration est basée sur l’idée que l’homme est synonyme d’être humain (Gil & Cumes, 2021), de sorte que les femmes ainsi que les « autres » hommes (non occidentaux) ont été dépouillés de leur humanité et ont donc été infériorisés, violentés et exterminés.
Après des siècles d’intrusion coloniale – sans nier les mécanismes de résistance des peuples autochtones à cette invasion – il est impossible d’ignorer comment le patriarcat, dans son intersection avec le racisme et le capacitisme, imprègne leurs vies dans une large mesure, puisque, comme l’affirme à juste titre Lugones (2008), il est impossible de comprendre l’oppression sans prendre en compte le système d’oppressions multiples. En ce sens, les histoires présentées dans cet article exposent les expériences de vie des femmes autochtones handicapées et des mères autochtones des personnes handicapées, démontrant l’intersection et l’entrelacement de ces marqueurs de domination, qui les exposent à des situations d’inégalité, de violence et de dépossession, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leurs communautés.
Tout au long de l’élaboration de cet article, nous avons voulu souligner que la violence à l’encontre des femmes et des filles autochtones handicapées provient principalement de la société extérieure à la communauté dans laquelle elles vivent, mais qu’elle peut également provenir de l’intérieur. Cette décision n’a pas été facile à prendre et nous a posé de grands défis en tant que chercheures et féministes. Cependant, nous pensons que la complicité dans la violence peut apparaître même de manière non intentionnelle ou cachée, et nous voulons rester vigilantes à cet égard. De nombreux collectifs de femmes autochtones dans différentes régions d’Amérique latine ont également voulu montrer que la violence provient de différents endroits et que son élimination implique également une lutte interne au sein de la communauté.
Face à ces réalités, aux formes et aux origines de la violence qui ont été décrites et discutées ici, certaines femmes autochtones organisées ont entrepris de rendre visibles ces expériences de violence, pour les prévenir et les affronter, ce qui représente un cheminement qui n’est pas exempt de tensions. D’après certaines expériences connues en Amérique latine (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, 2013 ; Gómez et Sciortino, 2014 ; Lang et Kucia, 2009 ; Salgado, 2009) et dans le monde (Commission australienne des droits humains, 2022 ; Abbas, 2022 ; Nations unies, 2022), nous pouvons souligner que la lutte pour la prévention et la justice doit se faire à partir de différents espaces et par le biais de divers développements. Dans le cadre de notre recherche, nous désirons souligner certains éléments :
Tout d’abord, la base de cette lutte doit reconnaître que les pratiques et les mécanismes de justice et de prévention de la violence fondée sur le genre doivent être décidés par les communautés elles-mêmes et dirigés par les femmes autochtones. Ces mécanismes peuvent être dérivés des systèmes de justice ancestraux, ainsi que des systèmes éducatifs, sanitaires et communautaires de chaque philosophie et vision du monde, liés à la prévention de la violence et à la résolution des conflits dans les communautés. Ceci est très important parce que l’autodétermination des peuples autochtones est un droit, mais aussi parce que la conceptualisation ou la compréhension du handicap et l’identification de la violence sont liées aux visions du monde et aux ontologies de chaque peuple autochtone.
Deuxièmement, le travail des communautés en collaboration avec certaines structures étatiques est fondamental, tant qu’il se caractérise par des formes de travail collaboratif qui tiennent compte des responsabilités historiques des États-nations et des conditions de vie actuelles des femmes et des filles autochtones. Il est fondamental de créer des mécanismes constitutionnels, juridiques et normatifs qui protègent et garantissent les droits des femmes et des filles autochtones handicapées. Dans le même temps, il est aussi essentiel de se concentrer sur la prévention et la justice concernant toutes les formes de violence à leur encontre et que les femmes et les filles autochtones handicapées participent pleinement à la prise des décisions.
Troisièmement, les institutions de recherche universitaires, gouvernementales et non gouvernementales doivent produire des études fournissant des données, des réflexions et des propositions coproduites avec les femmes et les filles autochtones handicapées qui, en même temps, s’inscrivent dans les objectifs à court et à long terme des femmes organisées et de leurs plates-formes de lutte.
Pour parvenir à un travail autonome dans les communautés, ainsi qu’à une collaboration avec les institutions, il est essentiel que les femmes autochtones se constituent en collectifs organisés. De même, les alliances de ces femmes avec les mouvements féministes et le mouvement des personnes handicapées peuvent déboucher sur une coalition pertinente pour l’émancipation et l’élimination de toutes les formes de violence, en misant sur des approches anti-capacitistes et anti-patriarcales en conjonction avec des approches ancestrales, décoloniales et interculturelles. Pour garantir la présence de ces espaces d’organisation et d’action collective sur le site, il faut mettre en place des structures de protection, de promotion et d’autogestion.
En ce qui concerne le travail de collaboration entre le mouvement social des personnes handicapées et les femmes et filles autochtones, nous postulons que les alliances féministes ou les coalitions de personnes handicapées, ainsi que les alliances intersectionnelles en Amérique latine ont encore une dette historique envers les femmes et les filles autochtones handicapées. Les mouvements contemporains de personnes handicapées se trouvent dans une phase de développement et de croissance. Ces dernières années, l’organisation et la diversification des mouvements sociaux de personnes handicapées ont été très importantes, mais leurs relations avec le mouvement autochtone sont encore rares. Certaines des difficultés de ce processus sont liées à la conceptualisation du handicap lui-même, mais aussi aux objectifs généraux que les deux mouvements poursuivent dans le cadre de la situation complexe qu’ils vivent. Toutes les actions visant à politiser le mouvement social des personnes handicapées et à remettre en question leurs identités, ainsi qu’à renforcer la relation actuelle avec les féminismes, seront fondamentales pour créer un terrain fertile pour un travail commun avec les peuples autochtones.
Nous avons souligné l’importance de réfléchir à ces alliances en relation avec le capacitisme, dans la mesure où celui-ci représente un système structurel d’oppression basé sur une idéologie concernant les capacités des corps, les classant comme capables (ou non) de contribuer à un projet social hégémonique. Le handicap est compris comme une pathologie des corps, ce qui se traduit par une conception des corps comme « incapables », mais sa signification et sa portée s’étendent au-delà du handicap. Nous considérons que le capacitisme a été présent lors de la conquête, de la colonisation et de la création des États-nations, et qu’il a été lié à la matrice coloniale moderne et au patriarcat pour justifier la violence exercée sur les peuples autochtones et originaires, en particulier sur les femmes. Cette complicité systémique est présente dans la relation actuelle entre les États et les institutions avec les peuples autochtones, en particulier avec les femmes et les filles qui les composent, et révèle un modèle de violence ancré dans la vision dégradée de leurs corps. Les pratiques anti-capacitistes, féministes et décoloniales sont fondamentales pour construire et reconstruire un monde sans violence pour toutes les femmes et filles autochtones handicapées dans notre Abya Yala.