La danse des reines Mercedes Baptista et Josy Brasil : marques de racisme et de capacitisme dans la danse afro-brésilienne

Seção « Experiências de práticas profissionais e desde os ativismos: perspectivas críticas »

DOI : 10.56078/cfla_discapacidad.300

Traduit de :
Dança das Rainhas Mercedes Baptista e Josy Brasil: Marcas do racismo e do capacitismo na Dança Afrobrasileira

Résumé

Cet article vise à analyser la relation entre la danse afro-brésilienne et le handicap à partir de la proposition artistico-éducative « Danse des Reines : danse afro et handicap », un atelier organisé en 2019 à l’École de danse de l’Université fédérale de Bahia. L’événement a permis de repenser les processus artistico-éducatifs qui contribuent à de nouvelles perspectives dans le domaine de la danse. Il a supprimé les logiques d’exclusion et d’oppression des personnes handicapées grâce à et par le biais de la construction de danses qui nient la suprématie de la verticalité et de la virtuosité présentes dans d’autres danses, de conception eurocentrique. Ces danses ont aussi renversé historiquement les oppressions de la communauté noire, qui tend à intérioriser et à adapter à ses propres conceptions artistiques des modes d’organisation différents de ceux de la culture africaine, retravaillés ici. Nous attirons donc l’attention sur l’exclusion des personnes noires handicapées dans la construction des danses brésiliennes afro-centrées. Nous avons choisi Mercedes Baptista et Josy Brasil, des femmes noires à la représentativité indéniable, qui ont vécu la violence du racisme dans leur corps et celle du capacitisme dans leur trajectoire artistique. Les résultats de la recherche reconnaissent les incohérences historiques des enseignants et artistes ayant pris comme ligne directrice le modèle des danses configurées par le patriarcat blanc, hétéro, cis et bipède, qui ignore la richesse et la beauté de la diversité.

Plan

Texte

Introduction

Cet article vise à analyser la relation entre la danse afro-brésilienne1 et le handicap à partir de la proposition artistico-éducative « Atelier Danse des Reines : danse afro et handicap », un atelier promu en 2019 par le Programme d’activités communautaires et sociales (ACCS)2 sur l’accessibilité dans un contexte poétique. L’activité est reliée à l’École de danse de l’Université fédérale de Bahia (UFBA), sous la coordination des professeurs Edu Oliveira, Cecilia Accioly et Maria Beatriz do Carmo.

Coordonné par la professeure Marilza Oliveira et dispensé par les danseuses Josy Brasil et Graziela Santos, cet atelier se prête à une analyse intersectionnelle des capacitismes (Mello, 2019) subis par les danseuses en raison des marqueurs de race et de handicap. Il donne une visibilité à la trajectoire de Josimare de Cristo Reis, plus connue sous le nom de Josy Brasil, une danseuse noire handicapée.

Partant de la notion de « désobéissance épistémique » dans une perspective décoloniale de Walter Mignolo (2008, p. 288), et des discussions de Robert McRuer (2006) sur la normativité des corps non handicapés qui sont les corps fonctionnels, capables, « normaux », nous utilisons le concept de « bipédie obligatoire » (Carmo, 2020). Il a été créé dans le cadre de la danse par Edu Oliveira pour réfléchir à la façon dont la corporalité de Josy Brasil remet en question les normes établies dans le domaine de la danse afro-brésilienne, ainsi que les normes d’exclusion fixées par la danse classique et moderne. Dans un premier temps, nous présenterons le contexte historique des changements survenus dans cette institution d’enseignement et qui ont stimulé l’écriture de cet article. Dans un deuxième temps et sur la base d’une recherche bibliographique, nous aborderons la création et les développements de la danse afro-brésilienne en retraçant sa trajectoire depuis son initiatrice, la chorégraphe et danseuse Mercedes Baptista, jusqu’à l’expérience de la danseuse Josy Brasil, première femme noire handicapée à être élue reine3 d’un bloco4 afro au carnaval de Salvador – et qui nous a accordé une interview pour l’écriture de cet article.

L’école de danse de l’UFBA est une référence au Brésil, elle est reconnue pour son esprit pionnier et son caractère innovant dans la formation d’artistes, d’enseignants et de chercheurs qualifiés qui ont grandement contribué à la production de connaissances dans le domaine de la danse depuis sa création en 1956.

À l’occasion de son soixantième anniversaire, en 2016, la structure de l’établissement d’enseignement a connu des changements importants, parmi lesquels : réévaluation du programme d’études pour les cours de premier cycle ; mise en place d’un cours diplômant à distance ; et une série de concours pour sélectionner le personnel enseignant permanent. C’est lors de ce concours que Marilza Oliveira et Edu Oliveira ont été recrutés. Mariza Oliveira est la première professeure noire à travailler dans la discipline nouvellement créée des études corporelles, focalisées sur les danses populaires, indigènes et afro-brésiliennes ; Edu Oliveira le premier professeur en fauteuil roulant dans une école de danse au Brésil.

Si la présence de ces enseignants dans les espaces de construction du savoir d’une institution traditionnelle d’enseignement correspond aux changements paradigmatiques en cours, force est de reconnaître qu’il a fallu du temps pour que cela se produise – et donc pour que ces questions soient reconnues. D’autant plus que, pendant des années, l’école de danse de l’UFBA a refusé de transmettre les connaissances concernant les peuples autochtones et la population noire (historiquement exclus) et d’inclure des autochtones, des personnes noires et des personnes handicapées dans son corps enseignant. Le monde de la danse a encore du mal à intégrer véritablement des expériences qui ne s’inscrivent pas dans les canons de la danse classique ou moderne, forgés par le corps blanc, cisgenre et non handicapé, qui occupe la majorité des espaces de formation, de création, de conservation, de critique et de production dans ce domaine.

D’une manière générale, la participation des artistes handicapés dans le milieu de la danse est encore restreinte à certains espaces et événements perçus comme « inclusifs », qui limitent leur production à un discours unique et au thème du handicap. Cependant, les milieux de la danse noire, contraires aux normes eurocentriques qui ont été établies à Salvador en tant que danse afro-brésilienne, maintiennent également des logiques d’exclusion et d’oppression des personnes handicapées dans la construction d’une danse basée sur la « capacité corporelle obligatoire » (McRuer, 2006 ; Moreira et al., 2022). La suprématie de la verticalité et de la virtuosité présentes dans d’autres danses a aussi contribué à l’oppression historique des personnes noires, handicapées ou non.

Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine (Fanon, 2008, p. 104).

Ces difficultés amènent souvent les personnes noires à intérioriser et à adapter à leurs propres conceptions artistiques des modes d’organisation différents de ceux de la culture africaine. L’exclusion des personnes noires handicapées dans la construction de la danse afro-brésilienne est notoire au sens où elles n’ont pas la possibilité de participer au développement et au maintien de cette danse dans les espaces artistiques et pédagogiques. Si d’un point de vue historique nous avons toujours lutté pour la reconnaissance, la visibilité, le respect, l’inclusion et la non-violence, comment la danse afro-brésilienne pourrait-elle collaborer à l’écriture de nouveaux récits de l’histoire des personnes noires handicapées ?

Dans sa conception moderniste, cette danse a aussi été fortement influencée par l’universalisation et la prédominance de la personne blanche dans une construction idéologique, coloniale et racialiste qui en a fait le modèle des récits, perçus comme définition de la normalité. Cependant, ils ne se sont pas privés d’adopter des éléments spécifiques de la culture noire, de profiter de ses richesses en se les appropriant, mais en méprisant ceux qui les produisaient.

Dans son article « Dança Afro : uma dança moderna brasileira » [Danse afro : une danse brésilienne moderne], Mariana Monteiro (2011) explique que la croissance et l’établissement de l’industrie culturelle de masse dans le pays ont fait surgir de nouvelles formes de danse afro sur la scène culturelle. En dehors des fêtes populaires et des rituels religieux, elle est apparue comme une danse de scène liée à la production radiophonique, au théâtre musical et au cinéma, mêlant culture populaire, culture érudite et culture de masse. Afin de promouvoir une thématique exclusivement brésilienne dans la production artistique, il est devenu nécessaire d’instaurer des systèmes de traduction et de relecture des pratiques populaires présentes dans les fêtes populaires, religieuses, profanes et les sanctuaires du candomblé. « L’émergence de la danse afro, inventée et pratiquée sous la houlette de l’artiste noire Mercedes Baptista (1921-2014) dans les années 1950, semble découler de ce processus » (Monteiro, 2011, p. 5).

Désireux de valoriser l’art brésilien, le ministre Capanema a invité en 1939 Eros Volúsia (1914-2004), une danseuse blanche, à prendre la direction du cours de ballet au Service national du théâtre (SNT), un organisme public créé le 21 décembre 1937 sous l’égide du ministère de l’Éducation et de la Santé publique pour encourager et diffuser la culture nationale. En 1945, Mercedes Baptista a été acceptée dans le cours d’Eros Volúsia et a pris ses premières leçons de ballet classique et de danse folklorique.

Dès l’école du SNT, Mercedes se plaint d’avoir été discriminée par Eros Volúsia et de ne pas avoir été appréciée à sa juste valeur. L’analyse des photos sur lesquelles Eros apparaît accompagnée de ses élèves ou d’un corps de ballet montre l’absence de danseuses noires, même dans les chorégraphies inspirées de la culture afro-brésilienne. En général, les Noirs n’apparaissent qu’au milieu des joueurs d’atabaque5, dans l’ensemble musical qui accompagnait les danseurs. Cela pourrait être un indice que même si l’intérêt pour la culture africaine augmente dans les cercles culturels les plus élitistes, aucun espace de représentation pour les danseurs noirs n’a encore été créé (Monteiro, 2011, p. 6).

À la lumière de l’analyse de Monteiro (2011), on se rend compte à quel point le Blanc se croit propriétaire de la terre et des personnes qu’il déshumanise. « Il se découvre le maître prédestiné de ce monde. Il l’asservit ; il s’établit entre lui et le monde un rapport appropriatif » (Fanon, 2008, p. 117).

Sur la base de ce postulat, la danse afro-brésilienne, et en particulier celles recréées à partir des danses des orixás6, est occultée dans les espaces dits de hiérarchie et de pouvoir, elle est toujours considérée comme quelque chose de peu de valeur et sans pertinence artistique. Toute cette violence symbolique se produit lorsque l’esthétique de la danse est proposée par la personne noire elle-même, car lorsque c’est la personne blanche qui s’approprie et produit l’art d’origine africaine, celui-ci est rendu visible et acclamé publiquement.

Cela nous montre que la négation de l’esthétique de la danse noire engendre souvent l’abolition de ces savoirs, qui s’étend même dans le cadre universitaire. L’espace est rempli d’intellectuel.le.s blanc.he.s qui méprisent les savoirs de la population noire. Ils s’approprient ces savoirs sans aucune gêne, en produisant des recherches sur leur histoire et leur culture, en parlant en leur nom, mais sans vouloir être ou passer par les souffrances vécues par les personnes noires. Carvalho (2011) considère que « l’espace institutionnel raciste de base a intensifié le modèle colonisé de la connaissance, et la colonisation épistémique, une fois installée, a apporté un nouveau stimulus pour la poursuite de l’exclusion raciale » (p. 85).

Et l’auteur d’ajouter :

La condition même des universités a été colonisée. Notre élite blanche a fait venir une élite universitaire européenne blanche pour fonder une université strictement calquée sur les universités occidentales modernes. Le modèle institutionnel était celui de Humboldt, avec la séparation entre les savoirs de la matrice européenne et l’inscription de notre université comme une variante de la soi-disant civilisation occidentale (p. 84).

En termes de production artistique, les compagnies brésiliennes de danse contemporaine, dont les directeurs, les chorégraphes et les danseurs sont majoritairement blancs, utilisent les divinités yorubas7 (qui sont de manière contradictoire diabolisées par la pensée eurocentrique) comme sources d’inspiration pour leurs esthétiques scéniques. Ces montages artistiques sont souvent acclamés par les médias les plus divers, ils occupent différentes scènes et ont pour point de départ l’exploitation de thématiques issues principalement du candomblé8 et de l’umbanda9. Cependant, ils ne manquent pas d’évoquer la technique classique (facilement reconnaissable par le public) dans la corporalité de la personne qui danse.

Cette condition nous amène à admettre que nos sources culturelles, traitées comme des objets de recherche artistique par la blanchité, sont encore captées dans les espaces de danse par la logique hégémonique qui instrumentalise les savoirs africains pour promouvoir irrespectueusement l’exclusion de leurs descendants. Cela se traduit concrètement par le fait de refuser aux chorégraphes et aux danseurs noirs toute possibilité d’incarner les rôles conformes à leurs identités.

Même dans les espaces d’enseignement, une telle dynamique d’effacement se poursuit. Et en dépit de l’existence de la loi 10 639/03 qui rend obligatoire l’enseignement de la culture noire, cette réalité est encore jugée distante à cause de la prédominance du racisme et des inégalités sociales.

Le silence des écoles sur les dynamiques des relations raciales a permis de transmettre aux élèves une prétendue supériorité blanche, sans que cela soit remis en question par les professionnels de l’éducation et en impliquant la vie scolaire quotidienne dans des pratiques néfastes à l’égard du groupe noir. Se taire face au problème n’efface pas magiquement les différences, mais permet au contraire à chacun de construire, à sa manière, une compréhension souvent stéréotypée de l’autre. Cette compréhension finit par être guidée par les expériences sociales sans esprit critique, qui façonnent la division et la hiérarchisation raciales (Milan & Soerensen, 2011, p. 2).

Cette situation est spécifiquement due à la participation inexpressive des directeurs, des coordinateurs et des enseignants noirs dans l’enseignement, y compris l’art, en raison de la non-reconnaissance de la diversité qui favorise les préjugés.

Danse de la reine Mercedes Baptista : le contexte de la danse afro-brésilienne

Pour analyser le contexte dans lequel surgit la danse afro-brésilienne, il faut revenir au mouvement national moderniste qui a débuté dans la première moitié du xxe siècle. Ce mouvement artistique, culturel et littéraire a été officialisé par la Semaine de l’art moderne de 1922. Il est apparu comme un moteur d’innovation dans le domaine artistique et culturel parce qu’il ajoutait les manifestations populaires autochtones et africaines à la formation d’une culture brésilienne moderne.

Eros Volúsia et Mercedes Baptista sont des références en matière de ballet classique et de danse afro-brésilienne. En effet, toutes deux ont choisi la figure de l’orixá comme l’un des principaux éléments stylistiques de leurs danses. Issue d’une famille aisée de Rio de Janeiro, Volúsia est une femme blanche qui a commencé le ballet classique à l’âge de quatre ans. Elle s’est fait un nom sur les scènes nationale et internationale grâce à ses chorégraphies inspirées de la culture brésilienne. On lui attribue l’invention d’un « ballet national » dans un mouvement qui suit les propositions de la Semaine de l’art moderne de 1922, avec l’incorporation d’éléments culturels essentiellement noirs dans la danse classique.

Jugée primitive, sensuelle et exotique, la danse afro-brésilienne a donc été utilisée par des artistes blancs, comme Volúsia, qui s’estimaient supérieurs. Avec un comportement raciste clairement perceptible là où elle se présentait, elle a assigné à la figure artistique du Noir une place de subordination. La valorisation des danseurs et danseuses afrodescendants n’est devenue effective que lorsque l’un d’entre eux, à la recherche de son autonomie et de ses droits de manière politique, organisée et critique, a pu occuper l’espace de direction.

Baptista est une femme noire de la province de Rio de Janeiro ; d’origine modeste, elle a travaillé comme femme de ménage et vendeuse de billets de cinéma. Ses débuts dans un théâtre de revue lui ont permis de réaliser son désir d’étudier la danse gratuitement avec Eros Volúsia. Elle a rapidement gagné l’opportunité de monter sur scène et de se produire. Mais les violents processus d’invisibilisation et de subalternisation dont elle a été victime l’ont amené à se tourner vers l’École de danse du Théâtre municipal, où elle a été autorisée à suivre des cours gratuitement après avoir expliqué sa réalité sociale (Melgaço, 2007).

Dans le livre Mercedes Baptista – A criação da identidade negra na dança [Mercedes Baptista - La création de l’identité noire dans la danse], Paulo Melgaço (2007) écrit :

La même année, elle donne sa première représentation publique lors d’un spectacle organisé par Eros au Théâtre Ginásio Português. Le pianiste de l’école crée la chanson ‘pintando o sete’ qu’elle interprète avec Otacílio Rodrigues. Le spectacle est un succès et confirme le talent de la jeune femme pour la danse (p. 14).

Même si elle ne joue que le rôle d’une femme de chambre, Mercedes Baptista est applaudie par le public et citée dans le journal O Globo comme « la révélation de la soirée » aux côtés de Rodrigues. Suite à cela, une invitation est lancée pour que le spectacle soit joué dans une autre salle et pour que Volusia choisisse les meilleurs numéros. Mais la déception est de taille pour Baptista : sa professeure et chorégraphe décide d’en sélectionner une autre, une danseuse blanche qui n’occupait pas de place importante dans le corps de ballet.

C’est l’un des nombreux épisodes qui ont fait que Mercedes Baptista s’est sentie peu appréciée et même discriminée par Volúsia. Dans les différents milieux culturels fréquentés par l’élite, les performances artistiques qui abordent des thèmes liés à l’africanité sont très recherchées et appréciées. Le problème est que le corps noir se voit refuser la possibilité d’occuper cet espace et que sa performance est constamment sabotée.

Face aux remarques racistes qu’elle subit dans le corps de ballet à cause de sa couleur de peau, elle finit par participer à un concours organisé par le Teatro Experimental do Negro [Théâtre expérimental du Noir, TEN] et se voit couronnée « Miss mulâtre ». L’objectif du concours est de renforcer l’estime de soi des femmes noires brésiliennes en valorisant leur beauté. À l’occasion, elle se lie d’amitié avec Abdias do Nascimento, fondateur du TEN, qui l’invite à rejoindre l’organisation en tant que danseuse, chorégraphe et collaboratrice.

Mercedes Baptista rencontre Katharine Dunham, anthropologue, danseuse, chorégraphe, enseignante et militante pour la défense des causes liées aux Noirs, lors du premier congrès du Noir brésilien – un congrès sur les questions noires, organisé par le TEN du 26 août au 4 septembre 1950 à Rio de Janeiro. Dunham est venue au Brésil pour réaliser diverses activités artistiques dans le but d’offrir une bourse pour se produire avec son groupe à New York. Mercedes Baptista est choisie en raison de ses compétences artistiques et parce qu’elle est déjà impliquée dans le mouvement noir brésilien. De retour au Brésil, elle introduit dans sa pratique les leçons qu’elle a apprises de Dunham, c’est-à-dire un style de danse qui valorise son afro-descendance.

Les danses des orixás ont inspiré la création du Balé Folclórico Mercedes Baptista [Ballet folklorique Mercedes Baptista] et fait de l’artiste la fondatrice de l’identité noire pour la danse dite afro-brésilienne. Même si elle n’était pas adepte du candomblé, Baptista a pris l’initiative de retravailler et d’appliquer cette danse dans ses cours et ses chorégraphies pour la scène. On peut dire que sa danse a apporté quelque chose de spécifique : la valorisation de la tradition africaine à travers la danse des orixás en rupture avec les codes du ballet classique. En revanche, ses cours étaient structurés selon les principes de la technique classique et de la danse moderne, avec la barre, le centre, la diagonale et la dénomination de certains pas en français.

Les recherches visant à créer des formes de danse qui s’inscrivent dans la scène artistique et culturelle actuelle, sans tenir compte de la diversité des corps, ont conduit à l’émergence de la danse afro-brésilienne. Cette danse était basée sur la reproduction des danses des orixás, mais elle ignorait certains itans, ou récits mythologiques yorubas, évoquant des orixás souffrant d’un handicap. Dans l’itan « Ossaim est mutilé par Orunmilá », Reginaldo Prandi (2001, p. 160) révèle la condition de l’orixá handicapé qui devient Ossaim.

En nous référant à l’itan susmentionné, nous pensons qu’il est possible de retravailler et de resignifier le handicap dans le contexte de notre écriture, de repenser certaines attitudes et pensées en relation avec les personnes noires handicapées dans divers environnements, dont la danse. Nous faisons entrer l’existence de ces personnes et leur contribution à la société dans le champ symbolique en retirant au handicap son héritage historico-religieux, qui le voyait comme une faute ou le résultat d’une punition divine, quelque chose de négatif. En effet, il devient dans cet itan l’une des caractéristiques de l’orixá lui-même.

Néanmoins, imaginer la suite de cet itan à partir du moment où Ossaim commence à vivre avec une nouvelle corporalité et continue d’être le même orixá qu’avant reviendrait à rejeter l’unique histoire (Adiche, 2019) racontée à travers les âges au sujet des personnes handicapées. En d’autres termes, Ossaim ne cesse pas d’être un orixá à cause de son handicap, tout comme une femme noire ne cesse pas d’être une femme, ou une Noire, et encore moins une danseuse, parce qu’elle a un handicap.

Par conséquent, comment comprendre les formes de la danse afro-brésilienne, réélaborée à partir des danses des orixás et de leurs orikis10 et itans, si cet aspect est totalement ignoré dans les contextes artistico-éducatifs par les personnes qui proposent et exécutent ces danses, puisqu’elle est structurée comme un territoire de résistance ? La question est d’autant plus forte quand il est question de la ville de Salvador, un des centres où se sont affirmés les mouvements des personnes afro-descendantes qui ont lutté pour sauver la culture africaine et ses valeurs, tellement bafouées, niées et opprimées tout au long de l’histoire. En ce sens, la danse noire apparaît comme un dispositif antagoniste au racisme, à l’exclusion et à l’invisibilité qui nient l’identité noire. Il s’agit d’une attitude politique ! (Silva, 2016).

Danse de la reine Josy Brasil

Josimare de Cristo Reis, connue sous le nom de Josy Brasil, est une danseuse et communicante née dans le milieu rural de l’État de Bahia. Malgré une admiration pour la danse et le sport, elle n’a pas pu développer ses compétences à cause du contexte familial et territorial. À l’âge de 16 ans, elle a dû interrompre une carrière naissante et brillante dans le Jiu-Jitsu. Comme un grand nombre de gens vivant dans les coins les plus reculés du Brésil, elle a décidé de s’installer dans la grande ville afin d’obtenir de meilleures conditions de vie. À l’âge de 19 ans, elle a épousé un Italien et est partie vivre en Italie où elle a travaillé comme serveuse, mannequin, nounou, commerçante et femme d’affaires, entre autres. Dans la ville de Bergame, elle a fait la connaissance d’un groupe de spectacle folklorique qui interprétait des musiques et des danses brésiliennes et latines (samba, salsa, merengue, bachata, cha-cha-cha). C’est dans cette compagnie où elle restera 14 ans qu’elle a appris à danser.

Malgré sa carrière artistique et ses années de travail dans le domaine de la danse en Europe, Josy Brasil continue de penser qu’elle aurait dû faire du ballet pour être reconnue comme danseuse professionnelle, car elle n’a jamais eu l’occasion d’étudier la danse de manière formelle. L’imposition de la danse classique comme base pour d’autres danses crée de profondes cicatrices chez ceux et celles qui n’ont pas eu l’occasion ou qui n’ont pas la corporalité requise pour l’exécuter. Cela témoigne de la pensée colonisatrice qui concerne toutes les danses, et nous savons qu’il s’agit d’une erreur. Pourquoi une danseuse de samba ou une danseuse afro, par exemple, aurait-elle l’obligation de connaître le ballet pour être reconnue ?

Cette pensée colonisatrice conduit à d’innombrables exclusions, en particulier dans le contexte de cet article, des corps noirs et handicapés. Structurellement, la danse classique exige un certain type de corps qui rejette la diversité, ce qui provoque insécurité, inconfort, sentiments d’incapacité et de non-appartenance chez ceux qui ne correspondent pas à ces normes. Nous avons vu dans la trajectoire de Mercedes Baptista, admiratrice, érudite et danseuse de formation classique, à quel point sa présence était invisibilisée et exclue dans le cadre de cette technique.

Revenons-en à l’histoire de Josy Brasil. En 2017, alors âgée de 32 ans, elle est victime d’un grave accident de la route en Italie qui provoque une lésion de la moelle épinière et la laisse paraplégique. De retour dans son pays, elle commence à fréquenter des espaces culturels et artistiques de résistance noire dans la ville de Salvador, notamment les spectacles des groupes carnavalesques afros. Ces organisations sont intimement liées à l’action politique des mouvements noirs en raison de la répression subie par la population noire, exclue des opportunités et placée dans une situation de vulnérabilité sociale générée par le racisme.

Dans cette optique, le mouvement noir a cherché des stratégies de luttes antiracistes pour promouvoir l’intégration de la communauté noire dans la société brésilienne. Parmi les nombreuses actions proposées, on trouve l’inclusion d’éléments de musicalité, de danse avec ses expressions corporelles, de vêtements, de coiffure rasta ou de black power, dans le but de donner de la visibilité à leurs corps par le biais d’éléments esthétiques et d’améliorer l’estime de soi.

Les principaux groupes carnavalesques afros de Salvador sont Muzenza, Malê DeBalê et Ilê Ayê. Ce dernier a été le premier à promouvoir les concours de beauté noire comme une forme de résistance au processus d’exclusion et d’effacement de la société raciste de Salvador. En 1976 est créé le concours « Déesse d’ébène » pour élire la femme noire qui deviendrait la reine du groupe et la représentante de l’organisation dans le cycle du carnaval, offrant ainsi une politique d’action positive, de valorisation, de visibilité et d’empowerment.

Afin de participer au concours et d’affirmer leur identité, les femmes ont été motivées et guidées dans la réalisation de leurs costumes sur la base du thème proposé par le groupe carnavalesque. Elles devaient tenir compte de l’utilisation d’objets afro-religieux dans leurs vêtements, accessoires et cheveux, qui constituent des éléments supplémentaires à leurs danses. Cette initiative et cette présentation promues par le Bloco Afro Ilê Aiyê ont inspiré d’autres groupes qui ont été fondés plus tard, tels que Malê DeBalê et Muzenza.

Josy Brasil a toujours rêvé d’être « reine d’un groupe carnavalesque afro ». Lorsque les inscriptions au concours Déesse d’ébène 2019 ont été ouvertes, elle a décidé de s’inscrire vu que le règlement ne prévoyait rien sur la participation des personnes handicapées. Elle a trouvé un soutien auprès de sa professeure et chorégraphe Graziela Santos, qui lui a donné des conseils sur la manière d’adapter la danse afro-brésilienne à sa condition de personne en fauteuil roulant.

Santos avait déjà eu des expériences antérieures de la danse avec des personnes handicapées en participant pendant deux ans au Programme d’activités communautaires et sociales (ACCS) sur l’accessibilité dans un cadre poétique et à certaines actions du groupe X de l’improvisation dans la danse, coordonnés à l’époque par la professeure Fátima Daltro de l’École de danse de l’UFBA. Il ne fait aucun doute que les connaissances générées par ce travail sur l’accessibilité, le corps et la danse en relation avec le handicap ont contribué à l’intérêt de cette professionnelle pour participer au travail de préparation de Josy Brasil.

Avant de rencontrer la professeure Santos, Brasil avait cherché en vain d’autres professionnels qui avaient également de l’expérience dans les concours de ce genre. Le fait qu’elle se déplace en fauteuil roulant a peut-être été un facteur explicatif du silence qu’elle a rencontré, tout comme il a été décisif dans sa disqualification lors de la première étape du concours. La présence d’une danseuse handicapée dans cet environnement remettait en question toutes les normes établies dans le contexte de la danse afro-brésilienne, ainsi que les normes d’exclusion établies par la danse classique et moderne que nous critiquons tant.

En l’absence de paramètres pour cette danse chez les corps noirs handicapés, les professionnels qui s’appuient sur les bases du pouvoir de la corponormativité ont préféré éliminer immédiatement celle qui se présentait comme hors norme dans ce concours. Pour réfléchir à la structure normative qui détermine les exclusions et les oppressions à l’encontre des personnes handicapées dans le contexte de la danse, dans ses méthodologies et processus de création, de formation, de conservation et de production, le professeur et chercheur Edu Oliveira a créé le concept de « bipédie obligatoire » (Carmo, 2020).

Ce concept est proche des discussions développées par le modèle historico-culturel présenté par Robert McRuer (2006). Il explique que malgré tous les changements conceptuels et politiques qui ont émergé depuis les années 1970, les personnes handicapées continuent d’être considérées comme incapables, placées en marge de la dynamique sociale. Et même si nous vivions utopiquement dans une société totalement accessible, les personnes handicapées seraient toujours perçues comme des êtres inférieurs, de pauvres infirmes incapables. C’est pourquoi toute expérience du corps insérée dans le spectre des différentes déficiences est vouée à l’échec, au silence, à l’invisibilité, à l’exclusion et à la violence.

La notion de corps valide (McRuer, 2006) comme universel et désirable, comme corps central dans les espaces de pouvoir et de décision, comme corps colonisateur, nous incite à croiser l’expérience du handicap avec celle de la négritude dans le processus historique de subalternisation – du corps handicapé par rapport au corps non handicapé et du corps noir par rapport au corps blanc. Selon les termes d’Edu Oliveira, la bipédie obligatoire (Carmo, 2020) est déjà un modèle rigide dans l’esthétique et la danse des concours de reines des groupes carnavalesques afro de Salvador.

D’autre part, la présence d’une danseuse en fauteuil roulant dans ce type de compétition déconstruit radicalement toute la formulation du corps, de la danse et des normes de beauté qui sont devenues hégémoniques dans ces espaces. Quel que soit le contexte, le handicap dénonce la fragilité et la fiction de la normativité (McRuer, 2006), le vide de certains discours qui prétendent être transformateurs, mais qui reproduisent les oppressions et les invisibilités par d’autres moyens.

D’après Walter Mignolo (2008), un changement effectif ne peut se produire que par la désobéissance épistémique, sans laquelle « nous resterons dans le domaine de l’opposition interne aux concepts modernes et eurocentriques » (p. 288). Dans une perspective décoloniale, il ne s’agit pas de nier et d’abandonner ce qui a déjà été produit, mais d’« apprendre à désapprendre » pour que d’autres modes de connaissance puissent émerger.

La présence de personnes handicapées dans les milieux de la danse afro-brésilienne peut offrir d’innombrables possibilités de construction des connaissances hors des structures coloniales. En l’absence de paramètres ou de pratiques privilégiant d’autres corps que les corps normatifs, les professionnels de ce domaine artistique ont beaucoup à apprendre des personnes handicapées dans le cadre d’une action de décolonisation qui, pour Mignolo (2008), consiste à

[...] remplacer la géopolitique et la politique d’État de la connaissance, dont le fondement se trouve dans l’histoire impériale de l’Occident au cours des cinq derniers siècles, par la géopolitique et la politique d’État des peuples, des langues, des religions, des concepts politiques et économiques, des subjectivités, etc. qui ont été racialisés (c’est-à-dire dont l’humanité évidente a été niée) (p. 290).

Le remplacement des procédures, des pensées et des comportements exige une position éthique. Nous avons un besoin urgent d’une éthique qui radicalise le processus de décolonisation de la pensée occidentale, encore présente dans certains espaces engendrés par des modèles hégémoniques. Et même si ces espaces sont critiques par rapport au système colonial, ils finissent par construire d’autres hégémonies encore basées sur les épistémès du colonisateur, comme nous l’avons vu dans l’ensemble des milieux de la danse, y compris la danse afro-brésilienne. L’importance de cette danse et sa rupture avec certains aspects de la pensée coloniale sont indéniables. Cependant, la danse afro-brésilienne n’a pas encore réussi à s’affranchir complètement de ses fondements dans la danse classique et moderne, tels qu’ils ont été présentés plus haut. Elle finit par répéter des modèles occidentaux excluants, notamment en ce qui concerne la diversité des corps.

À contrecourant de la colonialité, l’enseignante et chercheuse Marilza Oliveira (Silva, 2016) propose, dans sa recherche doctorale CorpOrixá : Fundamentos para Danças de Poéticas Ancestrais [CorpOrixá: Fondements pour les danses de poétiques ancestrales], une compréhension de la danse afro-brésilienne du point de vue de l’ancestralité et de la multiréférentialité. Son travail promeut un lieu éthique d’inclusion, de rencontres et de relations entre les aspects de notre nature, de notre histoire et de notre culture. La possibilité de construire et de diffuser des connaissances revendique, par des moyens artistiques, un dialogue avec le domaine de l’éducation dans les relations ethniques et raciales au Brésil – essentiel pour le processus de formation identitaire et de libération.

Cette étude propose la création de processus artistico-éducatifs qui impliquent la tradition et la contemporanéité. L’orixá, particule divine qui existe dans les personnes (Santos, 2010), est séparée de l’environnement religieux ; des liens sont établis avec les éléments de la nature qu’elle domine sur la base de processus qui déclenchent des questions socio-historico-culturelles. La danse se fonde sur la diversité des corps, sur leurs histoires individuelles et collectives et sur le fait que nous sommes aussi la nature. En somme, la danse afro-brésilienne apparaît comme un dispositif contraire au racisme, à l’exclusion et à l’invisibilité qui nient l’identité noire. Une attitude politique !

Au-delà du capacitisme, il est injustifiable que les débats sur le handicap ne soient pas inclus dans les discussions des groupes sociaux qui prônent un monde plus juste et plus égalitaire pour tous. Le capacitisme est un terme compris « tantôt comme une forme de discrimination, de violence et d’oppression sociale à l’égard des personnes handicapées, tantôt comme une normativité corporelle et comportementale fondée sur le postulat de la fonctionnalité totale de l’individu » (Mello, 2019, p. 130). Dans ce sens, le handicap est associé à l’incapacité.

Il ne fait aucun doute que c’est le capacitisme qui a disqualifié Josy Brasil du concours Déesse d’ébène, parce que son handicap était incompatible avec une reine de groupe carnavalesque afro. Les justifications mises en avant par les personnes liées au concours étaient : la danse afro-brésilienne exige une verticalité que le corps d’une personne en fauteuil roulant ne peut pas atteindre ; le manque d’accessibilité et la difficulté d’adapter la scène pour les représentations finales au siège du groupe Ilê Ayê.

Même si elle ne s’est pas qualifiée pour la compétition, Josy Brasil est devenue une vedette de la presse locale en raison de la présence inédite d’une femme noire handicapée dans de tels espaces. Et cette visibilité a contribué à l’élever au rang de Muzembela 2019, c’est-à-dire reine du groupe carnavalesque afro Muzenza. Josy Brasil est entrée dans l’histoire du carnaval bahianais comme la première reine d’un groupe afro en fauteuil roulant.

Atelier Danse des Reines : danse afro et handicap

Peu après le concours qui a couronné Josy Brasil comme Muzembela 2019, les cours ont commencé à l’Université fédérale de Bahia. L’École de danse offre un vaste programme pour accueillir les étudiants pendant la première semaine du semestre et le personnel enseignant propose des activités liées à leurs éléments de formation. Compte tenu de l’importance du titre remporté par Josy Brasil, la première activité de l’ACCS Accessibilité dans un cadre poétique a été l’atelier « Danse des Reines : Danse Afro et handicap », dispensé par la Muzembela et sa professeure, Graziela Santos, une personne non handicapée.

Actuellement coordonné par les professeurs Edu Oliveira, Cecília Accioly et Maria Beatriz do Carmo, l’ACCS Accessibilité dans un cadre poétique travaille avec des groupes de personnes handicapées et non handicapées pour remettre en question les mécanismes d’exclusion présents dans le domaine de la danse. À cette fin, il propose des expériences dans les domaines de la création et de la formation artistique, et recherche des stratégies pour que la présence de personnes handicapées dans les espaces où se construisent les connaissances sur la danse favorise des changements paradigmatiques. Le cours de danse afro-brésilienne avec Josy Brasil a donc été proposé afin qu’elle puisse également partager avec le public présent son expérience des concours de Miss noire dans les groupes carnavalesques afros.

L’atelier a attiré de nombreuses personnes qui ont rempli le Théâtre du Mouvement de l’École de danse. Le public était varié et comprenait des étudiants de différents programmes de premier et de deuxième cycles de l’UFBA, ainsi que des personnes extérieures à l’université. Le nombre important de personnes ayant diverses déficiences (physiques, visuelles et auditives) a constitué un facteur important et stimulant pour cette expérience, puisque – comme on l’a vu auparavant – la danse afro-brésilienne repose sur des principes fortement normatifs. Cette diversité exigeait une attention particulière et une méthodologie appropriée pour prendre en compte les spécificités corporelles de ce groupe.

Professeure chevronnée et auteure de recherches importante sur la danse afro-brésilienne, Marilza Oliveira a été invitée à animer la discussion avec Josy Brasil et Graziela Santos à la fin de l’atelier. Elle a observé pour la première fois que la relation corps-temps-espace-mouvement proposée par cette esthétique de la danse différait entre les personnes handicapées et non handicapées. C’est pourquoi elle, personne non handicapée, a décidé de suivre le cours pour expérimenter d’autres possibilités corporelles qui échappent à la normativité de la danse afro-brésilienne, en suivant les stratégies présentées par les personnes handicapées présentes lors de l’activité.

Au terme du débat, Edu Oliveira a quitté son fauteuil roulant pour expérimenter la danse au ras du sol, en utilisant la force de ses bras pour pouvoir se déplacer et réaliser la structure de mouvement dans le temps imparti par les professeurs de l’atelier. De son côté, Marilza Oliveira a renoncé à sa verticalité pour expérimenter d’autres façons de se déplacer au sol. Dans les séquences de mouvement réalisées, elle s’est rendu compte de la difficulté d’associer le mouvement du corps au rythme marqué par la percussion afro samba, issue du groupe carnavalesque Ilê Aiyê. En effet, la structure rythmique exécutée par une personne « bipède » prend de nouveaux contours et de nouvelles possibilités, tout aussi intéressantes, dans le corps d’une personne handicapée.

Oliveira a observé que les professionnels de l’enseignement de la danse afro-brésilienne n’accordent pas l’importance nécessaire aux configurations rythmiques provenant des instruments de percussion et qu’ils ignorent les différentes perspectives de partition musicale incluant des activités avec la participation de personnes handicapées. Ils restent hermétiques aux nouveaux défis et sont beaucoup moins conscients de leurs propres attitudes lorsqu’ils proposent des sujets conceptuels, méthodologiques et attitudinaux dans la salle de classe qui prend en compte la présence de ces personnes.

Dans la pratique, une personne en fauteuil roulant qui utilise ses bras pour se déplacer ne peut pas s’en servir pour effectuer des mouvements de danse et suivre le rythme imposé pour le mouvement. Dans cet atelier, plusieurs tentatives ont été réalisées pour changer les figures musicales, et donc leur durée, sans renoncer à l’expressivité nécessaire à cette action. Il est intéressant de noter que chaque configuration corporelle exige des ajustements spécifiques pour réaliser la danse. Par exemple, alors que la personne qui danse en fauteuil roulant utilise un tempo musical pour exécuter les mouvements et un autre tempo pour se déplacer dans l’espace, la personne qui danse debout peut simultanément se déplacer et effectuer les mouvements des bras. De même, les consignes sur la direction et le mouvement (qu’il s’agisse des jambes, des hanches, de la tête, des bras ou des épaules) doivent davantage prendre en compte les personnes aveugles présentes sur la scène.

L’une des enseignantes était une femme noire en fauteuil roulant, et pourtant la pensée normative s’est imposée aux exercices proposés, qui étaient basés sur des corps sans handicap. Dans ce contexte où les différences étaient fortes, il est clair qu’on ne pouvait pas ignorer les particularités de chaque corps par rapport au rythme des percussions, et leurs liens avec le mouvement. Les diverses expériences de handicap présentes exigeaient une organisation corporelle et des actions différentes de celles déterminées par la codification qui semble être fixée par la danse afro-brésilienne, forgée dans la verticalité et la corponormativité eurocentriques. Dans cette expérience, les différents types de handicap ont présenté de nouvelles possibilités de temps, d’espace et de mouvement pour quelque chose qui semblait donné et définitif.

Il ne fait aucun doute que le contact et l’interaction avec la différence éradiquent les préjugés et les stigmates à l’encontre des personnes considérées comme inférieures et incapables. C’est à travers cette rencontre qu’ils ont la possibilité de montrer leur potentiel et de présenter d’autres façons de voir un phénomène donné. En ce qui concerne le domaine de la danse avec des personnes handicapées, quel que soit le style ou la technique travaillée, il faut prêter attention aux spécificités de chaque corps et exiger des adaptations méthodologiques afin de maximiser les caractéristiques uniques de chaque personne.

Il faut repenser les modèles sur lesquels se fonde encore la danse, car elle demeure peu flexible dans ses espaces de formation, de circulation, de production et de création artistique qui prennent en compte des physicalités et des expériences différentes. Déconstruire cette idée structurante de La Danse forgée par la pensée occidentale qui, lorsqu’elle est énoncée, véhicule encore des images liées à un corps blanc, longiligne, bipède, cisgenre, vertueux, harmonieux et légitimé comme son principal porte-parole. Il est urgent de problématiser les façons de penser la création, la diffusion et l’enseignement de la danse afro-brésilienne, en reconnaissant les incohérences historiques d’un modèle de danse soumis au patriarcat blanc, hétéro, cis et bipède, qui ignore la richesse et la beauté de la diversité.

Bibliographie

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Santos, Maria Stella de Azevedo (2010). Meu tempo é agora. 2a edição. Salvador: Assembleia Legislativa do Estado da Bahia.

Notes

1 Nous avons choisi de nommer la danse afro-brésilienne au singulier, comprenant sa relation avec la diaspora africaine et les diverses expressions qu’elle contient. Dans les différentes esthétiques de danse au sein d’une référence commune, la danse afro-brésilienne rassemble diverses danses de nature afro-référencée, réinventées sur le territoire brésilien. Retour au texte

2 Le programme d’activités communautaires et sociales (Atividade curricular em comunidade e sociedade, ACCS) n’est pas seulement une activité para-universitaire, il est aussi un élément du programme d’études des cours de premier et de deuxième cycle, dans lequel la communauté interne de l’UFBA – étudiants et enseignants – développe des actions avec certains groupes de la communauté externe. Retour au texte

3 Note du traducteur : pour le carnaval, les groupes ou écoles de samba élisent chaque année une reine qui occupe une position centrale dans le défilé. Retour au texte

4 Note du traducteur : un bloco est un groupe carnavalesque de personnes (d’un même quartier, d’une même école, de même appartenance, etc.) qui se réunissent pour défiler ensemble. Retour au texte

5 Note du traducteur : Instrument de percussion. Retour au texte

6 Note du traducteur : Les orixás, ou orishas, sont des divinités originaires des traditions religieuses yorubas (Afrique de l’Ouest) ; elles ont été importées en Amérique par les populations victimes de la traite des Noirs. Retour au texte

7 Note du traducteur : grand groupe ethnique d’Afrique de l’Ouest. Retour au texte

8 Note du traducteur : religion afro-brésilienne. Retour au texte

9 Note du traducteur : religion afro-brésilienne Retour au texte

10 Terme yorùbá ( orí = tête, = saluer), qui désigne des vers, des phrases ou des poèmes formés pour saluer l’orixá en faisant référence à son origine, à ses qualités et à son ascendance. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marilza Oliveira da Silva et Carlos Eduardo Oliveira do Carmo, « La danse des reines Mercedes Baptista et Josy Brasil : marques de racisme et de capacitisme dans la danse afro-brésilienne », Cahiers franco-latino-américains d'études sur le handicap [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 22 décembre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://cfla-discapacidad.pergola-publications.fr/index.php?id=300
DOI : https://dx.doi.org/10.56078/cfla_discapacidad.300

Auteurs

Marilza Oliveira da Silva

Escola de Dança da Universidade Federal da Bahia, Salvador, Brasil marilzafrourbana@gmail.com

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Carlos Eduardo Oliveira do Carmo

Escola de Dança da Universidade Federal da Bahia, Salvador, Brasil eduimpro@gmail.com

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